196 journalistes tunisiens ont déjà été la cible directe de quelque 108 agressions physiques et morales qui leur ont été infligées dans leur propre territoire professionnel, où ils étaient en train d'exercer l'un des métiers les plus pénibles au monde. Soit à raison d'une dizaine de violations par mois ayant été perpétrées par les forces de l'ordre ou par certains sympathisants inféodés à des parties politiques. Ce nouveau contexte médiatique, deux ans après la révolution, n'est pas rassurant quant à la liberté d'expression et d'affranchissement du carcan de la censure étouffante. C'est, du moins, ce que vient ressortir le dernier rapport annuel publié, hier au cours d'une conférence de presse tenue au siège du Syndicat national des journalistes tunisiens (Snjt), à l'occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse. Le tableau s'affiche de plus en plus noir, sans pour autant être trop pessimiste, comme l'a révélé Aymen Rezgui, membre du comité des libertés au sein du Snjt. Car, selon lui, l'espoir est encore permis, dans la perspective de voir les professionnels du secteur combattre bec et ongles pour la défense des mots libres, devenant, aujourd'hui plus que jamais, une cause nationale de premier plan. Voire une des revendications de la révolution populaire. Edité en 86 pages, ce rapport recense les différentes formes d'agressions corporelles et verbales portant atteinte à l'image d'un terrain encore non protégé, où le journaliste tunisien subit au quotidien les rançons d'une information libre et objective. En guise de mauvais sort, de multiples menaces jusqu'à la mort. Mai 2012- mai 2013, une année charnière est passée, sans voir le gouvernement lever le petit doigt pour arrêter ce dessein malsain visant l'intimidation des journalistes pour les remettre à la case départ. Ainsi, lit-on encore, les scénarios de violence et de harcèlement contre les journalistes se reproduisent, au même rythme, dans la capitale comme dans les régions. Et quoique la majorité des procès intentés à l'encontre des journalistes fassent l'objet d'un non-lieu, l'acte d'inculpation est en soi une tentative échouée d'assujettissement et de confiscation. Et pas plus tard qu'hier, au même moment de lecture de ce rapport annuel des libertés, notre collègue Zied El Hani venait de comparaître devant la justice pour ses déclarations à propos du meurtre de militant Chokri Belaïd, alors que les fauteurs de troubles et les agresseurs des hommes des médias courent en toute liberté, dans l'impunité totale. Le rapport a fait également la lumière sur la situation professionnelle et matérielle des journalistes, évoquant, au passage, les nominations contestées qui ont été faites à la tête de certaines entreprises médiatiques. D'après Nejiba Hamrouni, présidente du Snjt, cette journée du 3 mai doit prendre un caractère protestataire plutôt que festif. Car, à l'heure où on fête ce nouvel anniversaire, la marge des libertés ne cesse de se rétrécir de plus en plus. Et l'exercice médiatique s'expose davantage à des pratiques liberticides. Heureusement que la célébration de cette année vient coïncider avec l'annonce, par le président de la République provisoire, Moncef Marzouki, de la Haute instance de communication audio-visuelle (Haica). Cela vient après un bras de fer médiatique, mais aussi suite à d'autres pressions politiques. L'autre nouvelle est celle de la prochaine création du Conseil de presse lors d'une assemblée générale prévue le 9 mai. Faisant valoir ces nouveaux acquis, la présidente du Snjt a lancé que les multiples menaces menées contre les journalistes ne font que les inciter à s'imposer et braver avec brio les défis de l'étape actuelle. Au terme de la conférence, les journalistes tunisiens se sont mobilisés dans une marche pacifique, partant du siège du Snjt pour parcourir l'avenue Mohamed V jusqu'à l'avenue Bourguiba. La manifestation a été bien escortée et quadrillée par un important dispositif de sécurité. Sur les parvis du théâtre municipal, la foule s'est massée pour crier au nom de la liberté. «Information publique, ni partisane, ni gouvernementale», «Sans crainte, ni terreur, l'information est la voix du peuple», «Un quatrième pouvoir et non pas un pouvoir dépendant», sont autant de slogans qui ont été scandés et répétés lors de la marche de la liberté de la presse. Les manifestants ont également dénoncé la mainmise sur le secteur et les différentes formes d'agressions auxquelles font face les journalistes dans l'accomplissement de leur noble mission. Certains hommes politiques, des juristes et syndicalistes ont été aussi présents, en signe de soutien aux journalistes. Et la vieille femme tunisoise de 74 ans, qui avait assisté à la marche de l'Ugtt organisée à l'occasion de la fête du travail, est venue, cette fois-ci, soutenir le combat des journalistes dans la lutte pour la liberté de l'expression. Cette dernière demeure bel et bien une cause de dimension nationale.