Demain, samedi 11 mai, se tient dans la capitale belge une conférence qui porte sur «l'apport des civilisations négro-africaines à l'Europe dans l'Antiquité»... Le titre peut prêter à sourire : quel est cet apport et de quelle façon aurait-il pu s'affirmer ? Notre partie septentrionale de l'Afrique, située au nord du désert, n'a elle-même eu que des relations très limitées et épisodiques avec l'Afrique subsaharienne à travers les siècles. Comment, donc, peut-on parler de relations des «civilisations négro-africaines» avec l'Europe ? Et comment, a fortiori, faire remonter ces relations à l'Antiquité ? En fait, cette hypothèse n'a rien de très nouveau. C'est l'historien sénégalais Cheikh Anta Diop qui, dès les années 50 du siècle dernier, a commencé à parler d'une origine nègre de la civilisation pharaonique. On était en pleine période de lutte anticoloniale dans un grand nombre de pays africains et ces thèses avaient une résonance assez évidente : montrer au colon que sa prétendue supériorité culturelle reposait en réalité, sinon sur une occultation du passé africain, du moins sur l'ignorance de ses grandes heures. L'argument reposerait donc sur l'idée que la civilisation de l'Egypte ancienne était une civilisation proprement africaine et, d'autre part, que cette civilisation a profondément influencé la Grèce à partir de la période mycénienne. Ce qui nous ramène à une période située entre 1.550 et 1.100 avant J.C. L'hypothèse, bien que son auteur ait cherché à l'étayer à travers différentes procédures, y compris des analyses effectuées sur des momies égyptiennes afin de déterminer la couleur originale de la peau, ne s'est pas vraiment imposé au sein de la communauté scientifique. En revanche, les recherches ont montré que des royaumes importants ont bel et bien existé dans la région du nord du Soudan – la Nubie— et qu'ils ont même été dans une relation de rivalité avec le voisin du nord. Le cas du royaume de Kerma est significatif. D'autant qu'on situe sa fondation à une date aussi reculée que la moitié du troisième millénaire avant J.C. Certes, les premiers pharaons existaient déjà. Ajoutons d'ailleurs que le royaume de Kerma finira lui-même par subir les assauts égyptiens et qu'il sera annexé... Les historiens estiment que c'est vers -1520 que la Nubie est entièrement ravalée par l'Egypte. Mais, outre qu'elle connaîtra dans la suite une nouvelle période d'indépendance, avec le royaume de Koush, la Nubie donnera à l'Egypte, au VIIIe siècle avant J.C., une dynastie de «Pharaons noirs». Il ne fait guère de doute aujourd'hui, en tout cas, que dès -2500, il y avait dans la partie méridionale du Nil une civilisation reposant sur l'agriculture, l'élevage et l'exploitation minière, ainsi que sur le commerce entre la zone saharienne et la mer Rouge. Comme l'exprime Brigitte Gratien, chercheuse française au CNRS, «le royaume de Kerma était prospère» ! Dire que les civilisations «négro-africaines» ont exercé une influence sur la civilisation européenne à l'époque antique demeure assurément quelque chose de scientifiquement risqué. A moins d'admettre une action indirecte, par le truchement de l'Egypte— dont on sait par ailleurs que son influence sur le monde méditerranéen fut immense. Mais il n'est pas nécessaire de soutenir une pareille affirmation pour rappeler à tout un chacun que l'espace africain a connu, et très tôt, des pointes de civilisation. Qu'il y ait eu ou non influence sur l'Europe, ou sur toute autre partie du monde, cela ne change rien au constat... A l'époque où notre savant sénégalais professait ses cours à Dakar, la fureur anticoloniale qui traversait le continent et même au-delà donnait à ce genre de thèses un attrait qui la dispensait peut-être de la rigueur requise. De nos jours, au contraire, c'est le scepticisme qui risque plutôt d'accueillir ces considérations : «A quoi bon ? A quoi bon vouloir s'auréoler de ces titres de gloire très posthumes ?», demanderont certains, en laissant entendre que l'Afrique aurait bien plus intérêt à regarder devant soi, si elle veut relever les défis du sous-développement auxquels font face ses populations. Mais rappeler ce passé africain, ce n'est pas forcément flatter une sorte de fierté revancharde : c'est tout simplement faire justice à tout un continent contre un regard qui lui dénie au fond toute grandeur. Pas moins que toute autre région, l'Afrique a envers elle-même un devoir de mémoire... Mémoire sans laquelle elle continuera de nous priver durablement de ce qui fait son vrai génie culturel... Celui-là même en quoi elle saura puiser les ressources de sa pensée, loin des tutelles politiques, et par quoi elle pourra apporter des réponses à ses problèmes tout en se dressant face au monde.