Par Haykel BEN MAHFOUDH La France vient de publier le Livre blanc de la défense pour 2013. Le livre a pour objectif de définir les orientations stratégiques de l'Etat français pour les cinq années à venir, et se veut, depuis sa première publication en 1972, comme un instrument de politique de défense et de sécurité nationale dans ce pays au regard de la situation dans le monde. Il permet surtout de «réévaluer les menaces et les risques et définit les principes, les priorités, les cadres d'action et les moyens qui assureront la sécurité [du pays] dans les années à venir»; en éclairant les gouvernants sur les décisions liées à l'emploi des forces armées, la gestion des programmes d'équipement des forces armées et la définition de la politique économique et industrielle dans le pays. Pourquoi un Livre blanc pour la Tunisie ? Certes la Tunisie ne s'est jamais dotée d'un Livre blanc dans le secteur de la défense et de la sécurité, il n'en demeure pas moins que le pays vit des changements politiques majeurs qui interviennent dans un contexte économique mondial incertain et un climat sécuritaire volatile, tant à l'échelle nationale que régionale et internationale, rendant nécessaire la réévaluation périodique des choix politiques et les réajustements des politiques publiques dans ce domaine stratégique pour que l'effort consacré à la défense et à la sécurité soit en cohérence avec les finances de l'Etat et en adéquation avec ses capacités opérationnelles, et, qu'en définitive, notre outil de défense et de sécurité nationale réponde à l'intérêt de la nation et à l'évolution de notre environnement stratégique, avec la flexibilité et l'agilité nécessaires. Or, il est clair que depuis les changements politiques du mois de janvier 2011, une rupture s'est faite entre les équilibres stratégiques de la Tunisie (finances – emploi – développement). La crise financière qui frappe le monde approfondit la fracture socioéconomique, et le tout s'aggrave de jour en jour sur fond de crise politique et institutionnelle qui n'a que trop duré. Si ce constat de départ met en évidence la dimension économique de la sécurité nationale, puisque l'indépendance du pays est menacée par les déficits structurels dans les comptes publics — ce qui risque de placer les ressources devant être allouées à la sécurité et à la défense sous perfusion dans le cadre d'une politique générale d'austérité –, rien ne nous éclaire, non plus, sur les choix «stratégiques» qui auraient été fixés et les mesures prises pour diminuer l'impact de cette crise sur l'effort global de sécurité et de construction d'un espace démocratique, non seulement dans le pays, mais aussi par rapport à notre voisinage (profondeur stratégique de la Tunisie). Ces pressions économiques se produisent, par ailleurs, alors que l'éventail des menaces et des risques sur notre sécurité et défense s'élargit. Faut-il rappeler à cet égard la montée de l'intégrisme, la violence politique, le terrorisme, les trafics en tous genres, la circulation des armes, la porosité de nos frontières, ou, dans un registre moins militaire, les changements climatiques, la présence d'acteurs externes dans la région avec des agendas politiques et sécuritaires différents, les risques de pandémies, ou tout simplement la nouvelle configuration de la conflictualité dans la région (Syrie, Libye, Mali, etc.). Autant de menaces, mais de réalités également qui mettent sous pression l'ensemble de notre outil de défense et de sécurité, et dont ni les ressources mises à disposition ni les systèmes de protection et de prévention en place ne lui permettent de relever tous ces défis, à temps, à terme, à point. C'est qu'à la vérité, il n'y a pas de honte à consentir qu'il n'existe pas pour la Tunisie d'aujourd'hui – pays en transition démocratique – un cadre stratégique adéquat capable de réévaluer les menaces et d'anticiper les risques. Les tergiversations sur la qualification de terrorisme de certains groupes, sur la condamnation de la violence politique, la stigmatisation de la différence alors qu'elle est un des piliers de la liberté, ou la fragilisation de l'institution sécuritaire par épuisement matériel et humain, et sa mise systématique sous pressions politiques et sociales, sont révélateurs de l'inadéquation du cadre politique et opérationnel actuel avec le contexte changeant. Les menaces n'ont pas disparu; au contraire, elles se sont multipliées et diversifiées les dernières années, et encore plus depuis la vague des révolutions dans le monde arabe. Ce qui a changé, en revanche, ce sont leurs composantes et leurs structures. Ainsi, le terrorisme, la cybercriminalité, le crime organisé, la dissémination des armes conventionnelles, les risques de pandémies, pour ne citer que ces exemples, sont devenus complexes et interconnectés. Sommes-nous pour autant préparés pour faire face à ces menaces et risques ? Dans les pays où la défense et la sécurité nationale font l'objet de réflexion et de réajustements périodiques – d'où l'utilité d'un Livre blanc –, il existe une démarche globale dans l'identification des risques et des menaces comme dans les réponses qu'il convient de leur apporter en prenant en considération les évolutions politiques, économiques, technologiques, industrielles, environnementales, et en combinant un ensemble de moyens qui incluent la connaissance, l'anticipation, la protection, l'intervention. Interdépendances organisées Une stratégie de défense et de sécurité nationale n'est pas un luxe que s'offrent les pays démocratiques uniquement. C'est un outil qui préserve l'autonomie de décision et d'action de l'Etat, tout autant qu'il a pour objet de réduire les dépendances subies en les transformant en «interdépendances organisées»; encore plus, sans-doute, dans les sociétés en transition démocratique. Or, la Tunisie et ses gouvernements successifs ne semblent pas être prêts pour s'inscrire dans une perspective de gestion stratégique des intérêts vitaux de la nation, et de définir sa politique de défense et de sécurité nationale sur la base d'une vision claire et partagée. Nous ignorons en Tunisie quels sont les fondements de la stratégie de défense et de sécurité nationale (sommes-nous un acteur régional souverain? Ou sommes-nous de plus en plus enclins à subir la présence d'acteurs étatiques et non étatiques dans la région ? Nous n'avons pas de vision non plus sur notre place dans les changements que connaît le monde sur les cinq, dix, vingt, trente années à venir, pour connaître et comprendre le caractère complexe et ambivalent des menaces et risques qui pèsent sur notre modèle de société, et les ruptures à prévoir comme les opportunités à considérer, avec les implications politiques et sécuritaires qui les accompagnent. La Tunisie, à l'instar de ses voisins, doit être en mesure de faire face à ces changements majeurs pour rééquilibrer sa force armée en fonction des défis sécuritaires qui se présentent, de ses capacités opérationnelles et budgétaires, mais également des intérêts qu'elle partage avec ses voisins et partenaires dans la région et devrait accroître sa sécurité dans un monde complexe. Il ne s'agit pas là d'un pur exercice d'extrapolation, mais d'un état des lieux devant être fait pour que la faiblesse de l'Etat que nous observons actuellement ne devienne pas une menace et une faiblesse stratégique. Disposons-nous, par ailleurs, d'une méthodologie qui permette de hiérarchiser les menaces et les risques, et d'orienter les choix stratégiques de la Tunisie en conséquence? Ainsi, l'échelle des priorités qui détermine le niveau et l'intensité de l'engagement de nos forces de défense et de sécurité, ou celles de l'Etat sont ignorées par le citoyen ou lui sont inaccessibles. Pourtant, il reste le dépositaire de la souveraineté et est l'ultime bénéficiaire de la paix, de la justice et de la sécurité. Quels partenariats avec nos alliés et voisins ? Pour compléter l'analyse, face aux risques et aux menaces, quels types de partenariats en matière de défense et de sécurité devrions-nous développer avec nos alliés et voisins ? C'est dire qu'une politique de défense et de sécurité ne se définit pas en dehors d'un cadre stratégique. Il est clair que le processus de transition démocratique actuel est jonché d'incertitudes politiques, institutionnelles et économiques (rédaction de la Constitution, absence d'agenda politique, mise en place de la justice transitionnelle, climat social tendu, menaces terroristes, etc.)qui ne font qu'exacerber la situation sécuritaire dans le pays et mettent la défense et la sécurité nationale sous des pressions et face à des défis qui dépassent le cadre permanent et classique de leurs missions habituelles. D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si la question de maintien de l'état d'urgence fait l'objet d'un débat renouvelé, car personne n'avait prévu que le provisoire allait durer plus de deux ans; alors qu'en principe, l'état d'urgence se réfère à la nature exceptionnelle des circonstances qui l'ont motivé et qu'il exige un cadre légal clairement défini, ainsi qu'un cadre opérationnel impliquant une structure organisationnelle et des plans stratégiques, destinés à faire face à ces menaces exceptionnelles. Les différentes crises par lesquelles passe la Tunisie actuellement, mais aussi celles à venir (politique, économique, sociale) bouleversent finalement la situation sécuritaire de l'Etat et les prévisions mal agencées de la transition démocratique. Il eut fallu dès le départ engager une réflexion au sein du gouvernement sur les choix stratégiques de la Tunisie en matière de défense et de sécurité nationale; penser, par exemple, dans quelle mesure les facteurs d'évolution environnants déterminent-ils le futur modèle de notre armée pour qu'elle soit mieux adaptée au nouveau contexte démocratique? Anticiper également, et dès maintenant, la définition du contrat (politique) devant régir les relations civilo-militaires dans le cadre d'un contrôle parlementaire sur le secteur de la défense et la sécurité que devrait consacrer la Constitution, et pour lequel ni les structures de défense et de sécurité, ni les dirigeants politiques gouvernementaux ou parlementaires ne se sont préparés. Il ne faudrait pas non plus revivre les désagréments du précédent de la commission d'investigation sur les événements du 9 avril 2012. Vers une gestion stratégique de la transition démocratique Il est grand temps, à notre avis, de gérer cette phase de transition de façon stratégique. Certes, nos institutions sont absorbées par les tâches et pressions quotidiennes pour réfléchir, raisonner et piloter les affaires du pays sur le moyen et le long termes. Fort probablement, les compétences en matière de planification stratégique ne sont pas disponibles et sont à pourvoir et à développer au sein des institutions de défense et de sécurité nationale. Il n'en demeure pas moins que la Tunisie n'est pas un modèle à part et que la gestion des affaires du pays, la définition de la sécurité nationale, ou la programmation de notre politique de défense nationale ne peuvent plus se faire en dehors de tout cadre stratégique. Une vision stratégique n'est pas coûteuse pour le pays. Il suffirait que les chefs de l'Etat et du gouvernement décident conjointement de nommer une commission ad hoc, qui serait présidée par une personnalité non politique experte et de représentants des différentes institutions concernées (défense, intérieur, justice, affaires étrangères, finances, économie et développement, recherche scientifique, etc.) et de lui donner la mission d'élaboration d'un «Livre blanc» sur la défense et la sécurité, pour la période 2014-2018. Cette commission devrait remettre un rapport final au plus tard le 31 décembre 2013 au gouvernement. Cela nous ferait bien l'économie des nombreuses fora sur la violence, le terrorisme, le chômage et autres problèmes qui n'ont pu donner les résultats escomptés. En définitive, si les uns considèrent le Livre blanc comme un document de plus à ranger dans les placards et tiroirs des ministres, d'autres, plus avertis, savent très bien qu'il s'agit d'un important instrument de gouvernance des politiques de sécurité et de défense dans un monde en perpétuelle évolution. Un Livre blanc a l'avantage de tracer une perspective d'avenir pour la défense en Tunisie, loin des tergiversations politiques et des décisions conjoncturelles. Nous avons besoin maintenant pour réaliser notre transition démocratique de réfléchir sur notre sécurité nationale, avec l'engagement de tous : militaires, forces de sécurité intérieure, diplomates, collectivités locales, ONG, experts, citoyens. A quand allons-nous donc passer d'un mode de réaction vers un mode d'anticipation? La Tunisie ne peut plus se permettre de courir derrière sa destinée. *(Maître de conférences, agrégé de droit public)