Mourou à Ghannouchi : «Tu sais très bien que nous étions salafistes à une époque» Il fallait attendre quatre heures d'interminables discours, certes intéressants pour certains, pour que les journalistes aient enfin quelque chose à se mettre sous la dent avec la dernière intervention du talentueux orateur d'Ennahdha, le cheikh Abdelfattah Mourou, qui parfois n'hésite pas à «basculer dans l'aigre-doux», quitte à embarrasser son compagnon de route, le fondateur du mouvement Rached Ghannouchi. Sur invitation et sous haute surveillance, les commémorations du 32e anniversaire du Mouvement de la tendance islamique se sont ouvertes avant-hier à Tunis. A 9h, la salle était déjà pleine à craquer et on manquait de chaises. En présence de l'ex-chef du gouvernement Hamadi Jebali et secrétaire général du parti Ennahdha, qui, selon Ajmi Lourimi, «a préféré ne pas prendre la parole et d'écouter» (bien que son intervention ait été prévue dans le programme distribué), le président du mouvement, Rached Ghannouchi a qualifié la naissance du mouvement de la tendance islamique en Tunisie en 1981 «d'un des évènements les plus marquants de l'histoire de la Tunisie», tout en estimant que le mouvement qu'il a fondé «s'inscrit dans la continuité du mouvement réformiste tunisien du 19e siècle». Il explique également comment le mouvement est venu en réaction à la politique de la «République de l'indépendance» qui, selon lui, «a supprimé le rôle du plus significatif des monuments culturels à savoir celui de la mosquée Zeitouna». «Notre projet est de rendre à la Tunisie son rayonnement culturel, nous n'avons jamais prétendu parler au nom de l'Islam et d'ailleurs l'Islam est beaucoup plus grand pour être résumé en un parti politique», dit-il. Pour sa part, Sami Brahem, directeur du centre Fadhel-Ben Achour pour la culture et les arts, s'est montré plus critique envers l'expérience nahdhaouie, en évoquant le récit des Mutazilites face à l'expérience du pouvoir au sein de l'Etat abbasside. «Ce mouvement se basant sur la raison avait coupé les ponts avec la société une fois parvenu au pouvoir. En accaparant les postes clés de l'Etat, il a précipité sa chute brutale le moment venu, faute de soutien populaire», explique-t-il. Il finit par se poser un certain nombre de questions sur la volonté réelle du parti Ennahdha, soumis à l'épreuve du pouvoir, avant de se voir littéralement couper la parole par Ajmi Lourimi, médiateur de la rencontre. «Veut-il être un parti hégémonique qui tire son existence de manœuvres politiciennes ? Ou compte-t-il porter un projet de civilisation tirant sa légitimité d'un mouvement sociétal? La révolution tunisienne a été juste envers Ennahdha. Ennahdha sera-t-elle juste envers la révolution?», s'interroge-t-il. Quant à Abdelfattah Mourou, qui explique de façon humoristique : «Si je crie si fort, c'est que la personne à laquelle je m'adresse est sourde», il admet qu'il a beaucoup de points de divergence avec Rachad Ghannouchi et qu'ils sont parfois même «complétement à l'opposé l'un de l'autre», mais que «la force du parti est sa capacité de régler ses conflit à l'intérieur et à accepter la critique». «Nous avons évolué avec le temps, et à une certaine époque (se tournant vers Rached Ghannouchi) toi et moi nous étions salafistes et nous considérions le pouvoir comme un pouvoir illégitime (taghout au sens salafiste) et nous nous refusions à lui demander un visa, mais après nous avons entrepris des révisions intellectuelles et nous avons accepté d'essayer de réformer le système de l'intérieur et non de le démolir». Par ailleurs, Abdelfattah Mourou réitère son appel à séparer la «daoua» (prédication en vue de convaincre les gens à adhérer aux préceptes islamiques) et la pratique du pouvoir qui obéit à une toute autre logique. Notons la présence, à cette rencontre, du président du mouvement Wafa, Abderraouf Ayadi, et d'un nombre important de cadres du parti Ennahdha Les commémorations de la création du Mouvement de la tendance islamique se sont voulues ouvertes aux critiques. En revanche, pas un mot n'a été dit sur les évènements de Bab Souika (évènements qui font partie de l'histoire du mouvement) dans lesquels des nahdhaouis étaient visiblement impliqués. Pour Abdelfattah Mourou, «aujourd'hui c'est une fête, mais une analyse plus critique devra tôt ou tard être faite».