Invité en Tunisie par le Collège méditerranéen pour la recherche scientifique, Olivier Roy vient de présenter une conférence à Beit Al Hikma, à Carthage, sur le thème: «Que reste-t-il de l'Islam politique» ? Philosophe, politologue, chercheur au Cnrs et professeur à l'Institut universitaire européen à Florence, Olivier Roy mène depuis longtemps une réflexion sur les rapports entre le politique et le religieux. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages sur l'islamisme. Vous travaillez depuis trente ans sur l'islamisme. Quelle définition pourriez-vous présenter de ce phénomène ? L'islamisme est un mouvement politico-religieux, qui reconstruit l'Islam selon les bases d'une idéologie politique, par opposition aux oulémas traditionnels et salafistes, pour qui l'Islam politique réside tout simplement dans la charia. Alors que pour les islamistes, la charia n'est qu'un élément parmi d'autres dans le système qu'ils prônent. De fait, la question de l'Etat est centrale chez les islamistes. Leur action est toujours inscrite dans la perspective d'une prise de pouvoir, même si le pouvoir n'est qu'un moyen pour créer une société «véritablement islamique». Dans quelles circonstances l'islamisme est-il né ? L'islamisme est né dans les années 30 comme une réaction à cette question lancinante : «Depuis la prise du Caire par Napoléon en 1798, pourquoi les musulmans perdent-ils tout le temps ?». A cela deux réponses possibles ont été avancées. Celle d'Atatürk : «Parce que nous sommes loin du modèle occidental». Et celle des réformistes musulmans : «Parce que nous avons oublié le vrai Islam». Paradoxalement, la réponse des islamistes se présente comme une synthèse des deux hypothèses. Ils essayent de réconcilier prédication et politique. Les islamistes s'intéressent à la société contemporaine dans sa complexité. Certes, les islamistes ne sont pas féministes, mais ils ont compris que les femmes étaient une catégorie spécifique à intégrer dans leurs rangs pour renforcer leurs actions, que la catégorie de la jeunesse était fondamentale dans la vie du XXe siècle et qu'il fallait créer des organisations professionnelles et syndicales. Ils se sont intéressés à l'éducation moderne en investissant les universités et notamment les branches scientifiques. Ils ont adopté cette expression du Marocain Cheikh Yacine : «A défaut de moderniser l'Islam, il faut islamiser la modernité». Au début des années 90, par pragmatisme, les islamistes mènent une réflexion sur le politique et l'enjeu des élections pour arriver au pouvoir. Ils deviennent, selon leurs assertions, des «représentants de la société civile». Rached Ghannouchi a d'ailleurs écrit à l'époque un article dans ce sens. Ils introduisent dans leur discours les concepts des «droits de l'Homme», de «l'Etat civil», de «la démocratie» avec dans leur sillage toutes les ambiguïtés possibles. C'est ainsi que l'AKP, le parti islamiste turc, réussit à sortir du ghetto où la répression l'avait maintenu des années durant, en changeant de logiciel ! Cela fait vingt ans que vous prônez l'échec de l'idéologie de l'islam politique. Pourtant les islamistes tunisiens et égyptiens, absents de la révolution, ont gagné le pouvoir. Votre thèse n'est-elle pas dépassée par l'actualité ? Il me semble logique qu'ils accèdent au pouvoir dans un contexte d'essoufflement des nationalismes arabes et des dictatures issues d'un certain modèle laïque. Ils bénéficiaient d'une visibilité, de l'image d'un parti politique compétent pour gérer l'Etat. Un parti indépendant de l'Occident, incorruptible, respectueux des valeurs, ayant réconcilié Islam et modernité. Et surtout qu'au même moment, la gauche était fragmentée, ne représentait pas d'alternative solide et que les laïques s'identifiaient plus à une élite occidentale qu'a ces couches locales moyennes et conservatrices, qui remplissent les villes. Le succès des islamistes ne réside pas dans leur idéologie mais plutôt dans le changement de la configuration sociologique et politique. Mais l'islamisme au pouvoir ne fonctionne pas. Le pouvoir use-t-il donc les islamistes ? Oui. Parce qu'ils n'assument pas la démocratie. Ils maintiennent l'idée qu'il n'y a de souveraineté que celle de Dieu. Il y a pourtant une contradiction pesante entre la volonté du peuple et l'islamité des lois. Car l'un des problèmes qui se pose à eux concerne cette interrogation: «qui doit décider de ce qui est islamique ou pas dans les sociétés ?» Ce n'est pas possible pour les sunnites de se référer au Guide, comme en Iran pour trancher sur ces questions. Faut-il donner à des instances, telles qu'Al Azhar ou la Zeitouna des prérogatives pour étudier la conformité des lois avec l'Islam ? Les islamistes n'en veulent pas parce que ces instances peuvent s'affranchir de leur autorité. Cette contradiction est insoluble... En Turquie, Erdogan a trouvé une solution : déplacer les valeurs religieuses du champ de la religion, la famille, la fidélité dans le couple, la pudeur, la stabilité, pour les présenter en tant que références identitaires et éthiques. Mais le pouvoir ne peut-il pas aussi renforcer leur place dans la machine de l'Etat et engendrer ainsi une nouvelle dictature ? Tous les partis politiques ont tendance à verrouiller le pouvoir en plaçant leurs hommes à la tête des postes-clés. Mais pour que ça marche, il faut que les choses fonctionnent. Or si vous nommez quelqu'un pour diriger la télé et que plus personne ne la regarde par excès de propagande, cela équivaut à un constat d'échec. Contrairement à Erdogan, qui a fait appel à des gens brillants pour diriger au départ la ville lorsqu'il était maire, puis l'économie, quand il est devenu chef du gouvernement, les islamistes tunisiens et égyptiens ne font pas confiance aux technocrates. Le Printemps arabe a créé une culture de la protestation, dont la rue est le théâtre. Il est devenu moins possible aujourd'hui, à l'époque d'Internet, d'enfermer les gens dans des modèles autoritaires. D'un autre côté et contrairement à ce que l'on peut penser, les islamistes ne sont pas porteurs d'une dynamique géostratégique internationale. Ils ne coordonnent pas leurs actions et montrent une contradiction entre leur idéologie et leur pratique du pouvoir. La position du président égyptien Morsi par rapport à Gaza est la même que celle de Moubarak. Les leaders islamistes tunisiens, dont Rached Ghannouchi, affirment qu'ils ont évolué et intégré dans leur démarche la modernité, la modération et l'esprit de tolérance qui existent dans la société tunisienne. Vérité ou double discours ? Oui. Il y a une modération ici que je ne retrouve pas en Egypte où le spectre de la violence est beaucoup plus grand. Si on écoutait les laïques tunisiens, on penserait que la Tunisie est à feu et à sang. Or, rien à voir par exemple avec la révolution islamique iranienne, qui a entraîné des milliers de morts. Il y a eu certes un assassinat politique de trop. Il signe le début de la vraie rupture entre les islamistes et les salafistes, les présumés coupables. Rached Ghannouchi lui aussi comme Erdogan parle plus d'identité et de culture menacées par la globalisation et la laïcisation que de charia pour convaincre le peuple tunisien à partir d'une base de valeurs communes.