La Tunisie a connu hier son deuxième assassinat politique... Au-delà du sang et des pleurs, il y a une cascade d'événements politiques. Car ce meurtre n'est pas dissociable d'un plan dont personne n'ignore la dangerosité Il est de ces moments en politique où l'on ne joue plus... Le processus de transition démocratique est sur le fil du rasoir et cela se sent dans le ton avec lequel les responsables politiques ont pris hier la parole pour réagir à l'annonce de l'assassinat de Mohamed Brahmi. Bien sûr, l'émotion est de rigueur dans de telles circonstances... La mort violente d'un homme en raison de son engagement politique est un crime dont le caractère odieux provoque un choc psychologique et un désaveu profond. Cela était perceptible hier, comme cela l'avait été il y a quelque six mois, lorsqu'avait eu lieu le premier assassinat politique, celui de Chokri Belaïd... Par-delà les différences partisanes, il y a l'appartenance commune à une même famille, celle de la foi en l'action politique et celle du rejet de la force comme moyen de parvenir à ses fins. La mort d'une figure politique sous les coups de l'action violente met chacun d'entre nous devant un événement qui rend les affinités politiques secondaires et qui donne à cette appartenance à la grande famille politique une importance première... De sorte que, comme beaucoup l'ont dit : nous sommes tous Mohamed Brahmi ! Mais hier, autre chose que l'émotion était perceptible. Etait-ce la peur ? C'était en tout cas quelque chose qui y ressemblait. Le coup porté contre la personne du coordinateur du Mouvement du Peuple a été ressenti comme une volonté de fragiliser le processus de transition démocratique. Du côté de la Troïka, l'analyse est la même : les commanditaires de l'assassinat nourrissent l'espoir de faire avorter un processus qui est proche de son achèvement et qui, dans le même temps, est livré à des turbulences internationales et un mouvement interne appelant à la révolte... Il s'agit, pour ainsi dire, d'attiser ce mouvement de révolte en créant un événement tragique qui serait de nature à décupler la colère contre le pouvoir en place. On est bien sûr dans un scénario machiavélique qui consiste à éliminer une personne, non pas parce qu'il s'agit d'un ennemi, mais parce qu'on escompte un effet favorable de sa mort dans l'équilibre des forces... Le communiqué de la présidence de la République va dans ce sens en affirmant que «cet assassinat vise à enflammer la situation en Tunisie» et en faisant le lien avec ce qui se passe en Egypte. L'attitude défensive était reconnaissable également chez Rached Ghannouchi, président d'Ennahdha, qui faisait valoir qu'il n'était pas dans l'intérêt du gouvernement, auquel incombe la situation sécuritaire du pays, d'être derrière un tel assassinat. Des arguments qui n'auront pas été entendus par presque tous ceux qui ont décidé de descendre dans la rue et de scander des slogans pointant du doigt la Troïka... Encore moins par les habitants de Sidi Bouzid — ville dont est originaire Mohamed Brahmi — qui s'en sont pris au siège du gouvernorat, en tant que symbole de l'actuel pouvoir. Dans l'opposition, la réaction la plus inattendue a été celle de Néjib Chebbi qui a décidé de prendre les devants en demandant la démission du gouvernement et en déclarant que «la Constituante est finie !» Réaction d'autant plus inattendue que le leader d'Al Joumhouri s'était distingué, et avait même été critiqué ces derniers temps, en raison de ses choix en faveur de la conciliation avec les partis de la majorité. Mais cette position de Chebbi ne diffère guère de celle de Béji Caïd Essebsi, pour qui le scénario d'une chute du gouvernement est envisageable... Du côté de l'UGTT, les décisions sont aussi celles des grands tournants : une grève générale... Même si cette grève se greffe sur une journée de deuil national, annoncée par Mustapha Ben Jaâfar, elle n'en est pas moins une décision historique... Tout le monde semble donc prendre la mesure du péril extrême de la situation, telle qu'elle est causée par ce second assassinat politique dans l'histoire post-révolutionnaire de la Tunisie... Dans l'opposition et dans la rue surtout, tout en mettant en cause la responsabilité du gouvernement qui a fait trainer le dossier de l'assassinat de Chokri Belaïd, on ne manque pas d'évoquer la forte probabilité d'une main étrangère derrière cet acte sordide. Mais on assiste en même temps à une formidable accélération des événements politiques, et ce qui restait une option théorique il y a quelques jours devient désormais très envisagé : une démission collective des députés de la Constituante, la mise en place d'un nouveau gouvernement de transition et la perspective d'une adoption de la nouvelle Constitution par voie référendaire... Un scénario qui ne manque pas de points d'interrogations, mais qui donne peut-être la chance au pays d'accompagner ses lames de fond populaires, plutôt que d'avoir à les subir.