Par Brahim OUESLATI Dans une interview accordée au journal «La Presse» du 12 mars 2011, l'écrivain et journaliste Jean Daniel, grand ami de la Tunisie, avait déclaré que «le plus grand danger qui guette une révolution, c'est la division». Nous y sommes, malheureusement, aujourd'hui. Par la faute de la classe politique, pouvoir et opposition compris. Avec, d'un côté, les tenants de «la légitimité électorale», composée essentiellement de la Troïka au pouvoir et farouchement défendue par Ennahdha et, de l'autre, les défenseurs de «la légitimité révolutionnaire» regroupant un large spectre des partis de l'opposition dont l'Union pour la Tunisie et le Front populaire et avec le soutien des organisations de la société civile avec, en tête, l'Ugtt, l'Utica, la Ltdh et le Conseil de l'ordre des avocats, toutes les quatre initiatrices du dialogue national qui se trouve aujourd'hui bloqué. Les premiers accusent les autres de comploter contre le processus de transition et dressent des lignes rouges, infranchissables pour eux, comme la dissolution de l'Assemblée nationale constituante et celle du gouvernement. Les seconds exigent, quant à eux, la dissolution pure et simple de toutes les institutions issues du scrutin du 23 octobre 2011, Assemblée constituante, présidence de la République et gouvernement, et proposent un gouvernement de salut national composé de personnalités indépendantes pour assurer ce qui reste de la période de transition. Le propre des assassinats politiques est de provoquer la confusion, de créer un climat de suspicion, de peur et de trouble, de modifier la répartition des forces en présence et de changer la donne. Et de provoquer une crise de confiance entre gouvernants et gouvernés et au sein de la classe politique. Certains assassinats ont, par le passé, été à l'origine directe de guerres meurtrières. L'exemple le plus significatif est celui de l'assassinat du l'archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d'Autriche-Hongrie, et sa femme, Sophie de Hoenberg, en visite à Sarajevo, par un nationaliste serbe, lequel assassinat a mis le feu dans toute l'Europe provoquant l'une des guerres les plus meurtrières, la première guerre mondiale qui dura quatre ans, faisant huit millions de morts. Chez nous, toutes proportions gardées, l'assassinat de Chokri Belaid et de Mohamed Brahmi, et avant eux celui de Lotfi Naguedh à Tataouine, aujourd'hui non encore élucidés, ont fini par achever ou presque une transition déjà chancelante et plonger le pays dans une crise profonde dont on ne voit pas l'issue, chaque partie campant sur ses positions, faisant endosser la responsabilité à l'autre. Le pays est plus que jamais divisé et ce que le colonialisme n'avait pas réussi à faire pendant 75 ans, nos politiciens l'ont, malheureusement, fait en très peu de temps: scinder la Tunisie en deux. Ils se comportent beaucoup plus comme des belligérants et non comme des adversaires, se regardent en chiens de faïence et parlent de concessions douloureuses, voire de sacrifices, comme s'ils étaient en guerre les uns contre les autres. Par leurs harangues, face à une foule souvent déchaînée, certains responsables de partis politiques, ministres ou députés, ne font qu'envenimer davantage une situation déjà délétère, allant même jusqu'à accuser leurs adversaires de chercher à mettre le pays à feu et à sang ! Le blocage est total et cette situation pourrait nous emmener droit vers le pire. Moins d'arrogance et plus d'humilité ne nuiraient à personne ! Quand Al Qaïda s'invite chez nous! Pendant ce temps, le terrorisme qui, profitant du laxisme de l'Etat, de la connivence de certaines parties et de la compromission d'autres, est maintenant à l'intérieur de la maison Tunisie. Plus grave encore, Al Qaida s'invite chez nous ! Et les Tunisiens, qui n'ont jamais imaginé qu'un jour les scènes choquantes du terrorisme aveugle se déroulant dans d'autres contrées et transmises par les chaines de télévision ou relayées par les réseaux sociaux allaient se passer chez eux, se demandent comment nous en sommes arrivés là. Et pourquoi a-t-on laissé se développer un tel phénomène et comment a-t-on créé un terreau fertile à un mal qui, s'il n'est pas jugulé à temps, pourrait se propager dans le corps d'un pays, naguère immunisé contre ce genre de fléau. La tragédie qui vient de nous frapper à Jebel Chaâmbi, où de vaillants soldats ont trouvé la mort dans une embuscade, doit, en principe, nous unir contre les forces du mal et non élargir le fossé entre nous. Les tragiques événements qui se déroulent au Caire où «deux Egyptes» se livrent une guerre sans merci, provoquant, au delà des nombreux morts et blessés, une véritable fracture au sein de la même société, doivent nous interpeller au plus profond de nous-mêmes et nous inviter à anticiper les risques. Le moment est grave et il faut savoir en mesurer les conséquences. Il est, plus que jamais, impératif d'instaurer cette «Union sacrée», tant souhaitée, pour contrer ces menaces qui nous guettent de toutes parts. Car, au-delà des divergences des vues et des appréciations, des clivages politiques voire idéologiques, aucune ligne rouge ne saurait être invoquée, la seule et l'unique étant la stabilité du pays et sa sécurité. Cette «union sacrée» pourrait être initiée par des sages et regrouper toutes les bonnes volontés soucieuses du seul intérêt du pays. Je lance un appel à des personnalités comme Mustapaha Filali, Ahmed Mestiri, Mansour Moalla et j'en oublie, pour former ce mouvement afin de désamorcer la crise qui couve depuis plusieurs semaines et qui mine l'atmosphère politique et sociale. Avec l'appui des grandes organisations nationales, le soutien des médias, des intellectuels et des hommes et femmes de culture, «ce collège de sages» pourra rallier tout le monde à cette bonne cause. Pour l'histoire, lors du déclenchement de la première guerre mondiale, la France était divisée et fragilisée par de profondes divergences entre les différentes composantes de la société, politique, syndicale et religieuse. Mais face à la guerre, un mouvement avait été créé sous le nom de «l'Union sacrée», pour souder les Français toutes tendances confondues. Défendue par le président Raymond Poincaré, cette «Union» fut adoptée par le parlement au mois d'août 1914 et immédiatement ralliée par l'ensemble des formations politiques et des organisations syndicales. Le pays est en danger et nos enfants ne nous pardonneront pas d'avoir joué avec sa stabilité.