«Les juges sont les véritables garants de la liberté d'expression», explique Kais Saïd, après la condamnation de Weld El 15 et Klay BBJ. La sentence est lourde, 21 mois de prison par contumace pour Ala Yaacoubi, plus connu sous le nom de «Weld El 15» et Ahmed Ben Ahmed qui se fait appeler Klay BBJ. Déjà condamné, puis libéré par la justice dans l'affaire de la chanson «BouliciaKleb», à la suite d'une mobilisation des associations des droits de l'Homme et des artistes, Weld El 15 est de nouveau rattrapé par le filet judiciaire pour ses propos jugés violents et offensants à l'encontre de la police nationale, et ce, en plein spectacle du festival international de Hammamet. Lors de la première condamnation, la mobilisation s'est faite essentiellement autour de la personne de Weld El 15, de sorte qu'il n'y a pas eu un débat franc et réel autour de la liberté d'expression et de ses éventuels limites, malgré les communiqués d'organisations comme Human Right Watch (HRW), venus rappeler les normes internationales en matière de liberté d'expression. Pour Amna Guellali, directrice du bureau de HRW de Tunis, «la condamnation est abusive. Il faut comprendre que ces deux artistes font du rap, un genre musical subversif par essence, qui n'a d'impact que quand il provoque et parfois quand il choque. Il faut aussi comprendre que le public présent à Hammamet ce soir-là était un public averti qui a choisi de venir voir ces artistes sur scène», explique-t-elle, tout en remarquant que le ministère public a beaucoup recouru, ces derniers temps, aux accusations ayant trait à «l'ordre général, aux mœurs et à tous ces termes flous». Pour Kais Saïd, professeur de droit constitutionnel, il est possible de débattre de la question de la liberté d'expression, on peut être outré par certains propos, mais «les condamnations ne doivent en aucun cas aboutir à des peines de privation de la liberté». Bien évidemment, cela ne veut pas dire que tout doit être permis au nom de la liberté d'expression, comme il le précise. «Dans n'importe quel pays, il existe des limites, cependant, cette limitation ne doit pas vider la liberté de sa substance, elle doit seulement expliciter les procédures. La limitation doit être l'œuvre du législateur et tout cela doit s'effectuer sous le contrôle d'un juge constitutionnel, administratif ou judiciaire, chacun selon sa compétence», dit-il. Les normes internationales et la jurisprudence concèdent trois cas où la liberté d'expression peut être limitée. Néanmoins, les limitations doivent obéir aux règles de la proportionnalité et de la nécessité. C'est ce qu'admet Amna Guellali qui rappelle qu'« en cas d'incitation à la haine et à la violence avec risque imminent, de propagande de guerre ou encore de mise en danger de la santé publique, on peut se permettre de limiter les libertés ». Les juges, quant à eux, sont les véritables garants de la liberté d'expression, sans eux l'arsenal législatif ne serait qu'un «édifice de façade», selon les termes de Kais Saïd, pour qui «une justice indépendante est la condition sine qua non pour parler véritablement d'un Etat de droit». En d'autres termes, par leur indépendance, ainsi que par leurs conceptions même des droits et des libertés, les juges peuvent pousser les limites de la liberté d'expression et être à l'avant-garde des changements dans la société ou, au contraire, se cacher derrière des textes rigides qui consacrent l'ordre établi. Quoi qu'il en soit, pour Amna Guellali, «la liberté d'expression n'est pas de tolérer des choses qui rentrent plus ou moins dans le moule du discours général, mais c'est justement cette capacité à accepter un discours qui peut être minoritaire et transgressif».