Hier en fin d'après-midi, le Tribunal administratif a rejeté la requête déposée par les deux députés Abdelaziz Chaâbane du parti Ennahdha et Mabrouk Hrizi du mouvement Wafa, visant à suspendre les indemnités des élus en situation de retrait Il ne s'agit pas là de la seule opération visant à mettre en échec les actions des élus en retrait. Mardi 8 octobre, le bureau de l'Assemblée constituante publie sur son site la liste de présence des élus, couvrant la période écoulée de juillet, août et septembre. Initiative louable, au regard des nombreux dépassements observés durant cette législature transitoire, si ce n'était le timing choisi. Pourquoi maintenant ? Après tout, c'est depuis le 22 novembre 2011 que l'Assemblée nationale constituante a commencé à siéger. Or, depuis ce coup d'envoi censé être fondateur, les défectuosités en tout genre sont relevées régulièrement dans le mode de fonctionnement de cette instance suprême. Le taux d'absentéisme endémique des élus du peuple en est un exemple édifiant. Combien de séances reportées faute de quorum, combien de plénières annulées, combien de débats engagés face à des bancs vides, combien d'absences prolongées, non justifiées, jamais sanctionnées. Il a fallu qu'une soixantaine de députés boycottent l'ANC après l'assassinat de leur collègue Mohamed Brahmi le 25 juillet, acte de dissidence politique parfaitement assumé, que le bureau de l'ANC décide enfin d'appliquer le règlement intérieur, à travers l'article 126, et d'établir les listes des présents et des absents et ceux parmi eux qui présentent des justificatifs. Il s'agit là d'un fait inédit. Pire, les députés «protestataires» contre le meurtre de leur collègue, et ami pour certains, ont été considérés comme des fonctionnaires de l'Etat, absents sans motif légitime, et pour un peu, en abandon de poste, s'exposant aux graves sanctions prévues par le Code du travail, en général, et le Règlement intérieur de l'ANC, en particulier. Les déserteurs L'ONG Bawsala, qui assure une veille continue sur l'exercice législatif, publie périodiquement un panorama des activités de l'Assemblée, en présentant dans la foulée, des statiques relatives à l'exercice de chaque député, son taux de présence, ainsi que ses participations aux votes. Une besogne fouineuse et appliquée qui a dérangé plus d'un, à tel point que le député Tahar Hmila, un frondeur notoire, avait exigé dans une de ses sorties d'exclure les représentants de cette association, sans y parvenir d'ailleurs. Chiffres à l'appui, les publications numériques de Bawsala jettent une lumière crue sur le désintéressement doublé d'un manque de sérieux de certains mandatés qui font peu de cas de leurs mandats législatifs dès son démarrage. A ce titre, le record d'absentéisme est détenu par le député, et accessoirement ministre du Commerce, Abdelawahab Maâter. Il affiche un taux de présence de 4% seulement dans les séances plénières. Slim Ben Hmidane, qui cumule lui aussi les deux fonctions de député et de ministre des Domaines de l'Etat, occupe la 209e position sur un total de 217 avec un pourcentage de présence de 13%. La liste des déserteurs est encore longue, Iskander Bouallagui présente le maigre taux de présence de 23%, Moncef Cheikhrouhou 28%, Aymen Zouaghi 30%, Mehdi Ben Gharbia est exæquo avec Abderraouf Ayadi sur une courbe de présence s'arrêtant à 31%. Ces députés et bien d'autres, inscrits durablement aux abonnés absents aux plénières comme dans les commissions, n'ont jamais été inquiétés, sinon par de timides et oraux rappels à l'ordre. Ils ne rechignent pas, du reste, à percevoir sans vergogne salaires et primes, versés par les contribuables. Pourtant, l'article 126 du règlement intérieur énonce qu'«au-delà de trois absences non justifiées à des séances au cours d'un même mois, il appartient au Bureau de fixer une déduction des indemnités, proportionnelle au nombre d'absences». A sens inverse, les meilleurs classements reviennent aux députés d'Ennahdha qui caracolent en tête avec un taux de présence de 100% pour plusieurs. Les élus du parti majoritaire occupent sans partage les 35e premières positions sur la courbe de l'assiduité. Règlement à la carte Députée de l'opposition en retrait et membre du bureau de l'ANC, Karima Souid nous informe qu'elle va rendre ses indemnités au payeur général, « alors que je ne suis pas obligée de le faire, parce que je ne suis pas en vacances, mais travaille pour mon pays », a-t-elle relevé. Et de poursuivre sur un ton désabusé : « La veille de l'assassinat de Mohamed Brahmi, j'avais demandé au président d'appliquer l'article 126. La création de l'Isie traînait en longueur à cause des absences récurrentes de certains députés. Mais ils ne m'ont jamais laissé faire mon travail, et se sont toujours opposés à ce que le règlement intérieur soit appliqué. Que cette liste soit publiée maintenant, c'est sous la pression des députés d'Ennahdha, a-t-elle accusé. En tant qu'élue, je demande la publication des listes de présences et d'absences depuis le 22 novembre 2011, sur l'ensemble des plénières et des commissions, exige encore la députée du parti Massar. Avant de conclure : «Après deux mois de crise institutionnelle, aucune leçon n'est retenue, même arrogance, mêmes pratiques. Ce règlement est appliqué à la carte, cette transparence affichée n'est qu'une transparence sélective et biaisée, utilisée à des fins politiques», a-t-elle encore déploré avec amertume. Badreddine Abdelkéfi, interpelé par La Presse pour nous donner son avis, en sa double qualité du député du parti Ennahdha et membre du bureau de l'ANC, déclare franchement la question, «pourquoi maintenant la publication de la liste de présences», tout à fait légitime et justifiée. Il nous informe, en outre, que des listes rétrospectives seraient publiées bientôt, mais qu'il faudra dater depuis l'installation du vote électronique et non pas à partir du 22 novembre 2011. Le député a été toutefois incapable de nous donner la date exacte du démarrage du système automatisé à l'Assemblée. M. Abdelkéfi ajoute : «Ce n'est pas uniquement sous la pression des députés de mon parti que cette liste a été publiée», s'est-il défendu, «bien d'autres élus relevant de courants différents prônent cette même option, sans oublier une opinion publique très remontée contre ces élus payés, en étant absents et cette assemblée inoccupée», a-t-il argumenté, en conclusion. Au final, qu'une règle soit appliquée de manière rigoureuse à tous et en tout temps témoigne du bon fonctionnement des institutions de l'Etat. Mais que ladite règle soit convoquée aléatoirement, en cas de besoin, cela relève de la mauvaise foi, autrement désignée par clientélisme politique.