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Ou comment servir deux maîtres ?
Desir de Comprendre - Traduttore, traditore…
Publié dans La Presse de Tunisie le 16 - 06 - 2010


Par Pr Fathi NGUEZZOU
L'effet de la traduction n'est pas de nos jours assez visible et palpable. Je pense essentiellement aux milieux académiques et intellectuels arabes qui, malgré une tradition littéraire et philosophique vénérable, n'ont pas pu développer cette sensibilité aujourd'hui universelle à l'égard du «travail de la traduction» et de la «tâche du traducteur», pour reprendre les expressions de P. Ricœur et de W. Benjamin.
Ceci ne va pourtant pas sans signaler l'effort d'une reprise progressive de ce travail et d'une attention, certes encore insuffisante, à l'égard de cette tâche. C'est l'affaire de quelques instances qui tentent, tant bien que mal, de franchir le hiatus qui nous sépare de la production mondiale en matière de livres traduits et d'accélérer le rythme de l'activité de traduction en vue d'augmenter la quantité et de parfaire aussi la qualité des textes produits. Car sans cette accélération et cette accumulation, les effets de qualité ne seront jamais visibles et ne contribueront pas, avec l'efficacité requise, à la promotion de la production intellectuelle et de la culture savante en général.
Une typologie de la traduction
Par-delà ce constat d'ordre général ou culturel, la traduction s'impose comme question ou comme phénomène philosophiquement signifiants. En effet, la philosophie est d'abord, malgré l'indifférence de ses instaurateurs grecs à l'égard de cette question, une affaire de passage et de communication, de transfert et de traduction. C'est que l'acte de traduire est inhérent à l'acte de parler et d'entendre. La traduction est l'essence du langage et de la communication interhumaine. De plus, la traduction, à un degré second, signifie le passage d'un système à un autre ou la conversion d'un système de données ou de signes dans un autre. En ce sens, le travail philosophique et scientifique est d'abord et toujours un travail de traduction dans lequel on exprime et on interprète, on formalise et on applique.
Or, dans la philosophie, la traduction excède cette signification formelle de la traductibilité des systèmes les uns dans les autres. Loin d'être limitée à sa valeur technique et à ses conditions d'applicabilité, la traduction s'avère une véritable «épreuve» où la pensée est une expérience-limite, un accès aux extrêmes, un voyage aux confins du pensable. Cette sensibilité à l'égard des limites est présente depuis les textes des grands théoriciens de la traduction dans le romantisme allemand‑: Schleiermacher, Goethe, von Humboldt…, jusqu'aux auteurs contemporains‑: Rosenzweig, Heidegger, Benjamin, Gadamer, Ricoeur… L'image qui illustre bien cette situation extrême est celle de Rosenzweig selon laquelle «traduire signifie servir deux maîtres à la fois»; pour conclure immédiatement‑: «Donc‑: nul ne le peut». Non seulement le traducteur est partagé entre ses deux «maîtres» qu'il doit servir, mais sa tâche semble être impossible ou, du moins, difficile.
Il est remarquable que cette difficulté redoutable, qui travaille toute tentative de traduire, d'un équilibre parfait entre les deux limites de la traduction, est à l'origine de ce qu'on appelle, depuis Schleiermacher, «le penchant à traduire». Quelque chose comme un désir, une propension à traduire, est désormais l'une des motivations les plus profondes de l'esprit créateur d'un philosophe ou d'un écrivain. L'épreuve de la traduction naît de la force magique de ce penchant, de ce désir d'aller à l'autre, de découvrir d'autres contrées, d'aller à la rencontre des étrangers. C'est ce que suggère Goethe : «Il existe deux maximes de traduction‑: l'une exige que l'auteur d'une nation étrangère soit conduit vers nous de sorte que nous puissions le considérer comme nôtre ; l'autre en revanche nous demande que nous allions vers l'étranger afin de nous retrouver dans sa situation, son langage, ses particularités». En réalité, ce prisme de l'étranger, étant pour le grand poète allemand une passion infiniment profonde, est la mesure de sa conception des différentes catégories de la traduction : «La première, écrit-il, nous permet de connaître le pays étranger suivant notre esprit». Son modèle est «la simple traduction en prose», dont la vertu principale est de mettre en relief «l'excellence étrangère» susceptible de surprendre tout esprit de «sédentarité nationale»; la seconde catégorie correspond à une époque que Goethe appelle «parodistique» : «On s'y efforce certes de se transposer dans la situation du pays étranger, mais uniquement pour s'approprier l'esprit étranger et le présenter selon notre esprit propre». Cette sorte de traduction est l'affaire «des hommes pleins d'esprit» (en l'occurrence les Français), pour qui chaque fruit étranger a un succédané qui pousse sur son propre sol. La troisième est «la période suprême et ultime»‑: «C'est la période où l'on cherche à rendre la traduction identique à l'original, de sorte que la traduction ne vaut pas à la place de l'original, mais en son lieu». C'est le type le plus difficile, car le traducteur, soucieux de suivre l'original, risque de sacrifier l'originalité de sa nation, de sa propre langue.
L'épreuve de la traduction : une politique de l'étranger
On peut dire qu'avec une telle typologie des types de traduction, axée sur le modèle du national et de l'étranger, on se rapproche d'une dimension quasi dramatique de l'art de traduire, dimension dans laquelle l'étranger devient lui-même signe d'une «épreuve» particulière susceptible de ressusciter ce penchant ou ce désir de traduire.
C'est cet aspect décisif qui est mis en valeur par Schleiermacher dans un texte surprenant intitulé Des différentes méthodes du traduire. La traduction, ou l'acte de traduire, y est abordé selon la perspective propre à son auteur‑: l'herméneutique. Il s'agit d'une médiation qui fournit les moyens de la communication, de l'entente, de la compréhension de soi et de l'autre. C'est le souci permanent de comprendre l'autre dans son individualité singulière : «N'avons-nous pas souvent besoin de traduire le discours d'une autre personne, tout à fait semblable à nous, mais dont la sensibilité et le tempérament sont différents‑?», se demande-t-il. Plus‑: nous sommes enclins parfois à traduire nos propres discours afin de les approprier convenablement.
Mais, au sens propre du terme, la traduction, c'est-à-dire celle qui se fait d'une langue étrangère vers la nôtre, se divise en deux sortes‑: le travail de l'interprète qui «exerce son office dans le domaine des affaires», et «le véritable traducteur» qui exerce «dans le domaine de la science et de l'art». La première relève d'une activité quasi mécanique relevant du domaine pratique du commerce et des négociations, tandis que la seconde relève d'une activité pensante qui dépasse le monde des choses visibles : «La situation est tout autre dans le domaine de l'art et de la science, et partout où domine la pensée, qui est une avec le discours, et non la chose, pour laquelle le mot est peut-être un signe arbitraire, mais fermement établi». Ce qu'on appelle «traduire authentique», dans lequel celui qui pense parle plus librement sans la contrainte des faits extérieurs, engage, en effet, un rapport spécifique à la langue : d'un côté, chaque homme «est dominé par la langue qu'il parle» et sa pensée est soumise aux limites de sa propre langue; de l'autre, «tout homme pensant librement, de manière indépendante, contribue à former la langue». C'est cet aspect individuel qui est à la source de toute créativité, dans la mesure où il contribue à la formation des idées et des concepts et à leur communication. Si la reproduction mécanique importe peu, l'initiative de l'être parlant introduit un nouveau moment dans la vie de la langue. C'est en ce sens que le modèle herméneutique est à l'origine de cette conception de la traduction : il y a d'une part l'esprit de la langue qui est une chose vivante; de l'autre la sensibilité de celui qui produit le discours et qui est comme sa propre marque, par quoi il désigne sa manière d'être et son individualité irréductible. Le travail de la langue est coextensif du travail de l'interprétation.
Reste que la traduction, en dépit des distances et des difficultés, est un cheminement particulier de l'esprit. Elle constitue l'espace qui sépare l'auteur de son lecteur. Et c'est en ce sens que Schleiermacher propose les deux chemins possibles de l'acte de traduire‑: amener l'auteur au lecteur et/ou amener le lecteur à l'auteur. C'est un travail pénible de rapprochement qui est à l'origine de ce penchant à traduire, et qui ne supporte aucun mélange‑: «Ou bien les deux parties séparées doivent se rencontrer en un point médian, et celui-ci sera toujours celui du traducteur, ou bien l'une doit s'adapter totalement à l'autre, et alors le domaine de la traduction sera dominé par un seul genre». Loin de consacrer une séparation définitive entre le propre et l'étranger, la traduction tend à promouvoir les moyen-termes, à développer les médiations possibles et les points de passage d'une langue à l'autre, d'une nation à l'autre. Car la traduction se trouve inévitablement à «mi-chemin» entre les deux méthodes mentionnées, et le traducteur doit se comporter à l'égard de son lecteur comme l'écrivain du texte originel lui donnant le même plaisir à sa lecture. Ce lecteur, cet «homme cultivé», comme «amateur et connaisseur», est quelqu'un qui connaît suffisamment une langue étrangère sans qu'elle cesse de lui paraître étrangère, et qui ne cesse de garder dans son esprit la différence entre la langue du texte traduit et sa langue maternelle.
Vers un nouveau paradigme ou le travail de la traduction
Paradigme et/ou travail de la traduction sont les termes utilisés par Ricœur pour repenser l'actualité de ce genre d'activité. Dans Sur la traduction (Bayard, 2004), cette question est reformulée en fonction d'un débat avec l'œuvre d'A. Berman, L'épreuve de l'étranger, paru en 1995. C'est une sorte de phénoménologie herméneutique du traduire, qui se fait dans le sillage de cette expérience difficile de l'étranger qui s'élève presque au rang d'une «expérience propre», au sens husserlien, sans médiation artificielle. Ricœur préfère introduire un coefficient psychanalytique en parlant de travail de traduction (à l'instar du travail du deuil ou du rêve, etc.) et de résistance à ce travail. C'est ce qui permet de transgresser l'autosuffisance de la conscience et le refus de toute médiation avec l'étranger qu'engage l'acte de traduire.
Loin des angoisses que suscite cet acte chez le traducteur et loin de toute dramatique de l'intraduisible, Ricœur prend en charge l'épreuve de la traduction comme épreuve semblable au travail psychanalytique du souvenir ou du deuil. C'est ce qu'il résume ainsi : «Renoncer à l'idéal de la traduction parfaite». C'est ce renoncement qui permet de vivre l'impossibilité, signalée par Rosenzweig, de servir deux maîtres‑: l'auteur et le lecteur. Il permet également d'assumer les deux tâches définies par Schleiermacher pour tout traducteur authentique‑: amener l'auteur au lecteur et amener le lecteur à l'auteur. «Bref, le courage d'assumer la problématique bien connue de la fidélité et de la trahison : vœu/soupçon».
Le paradigme de la traduction doit ainsi se lever contre le rêve très ancien d'une langue pure qui englobe et dépasse les langues maternelles, les idiomes naturels. C'est le rêve moderne du livre ou de l'écriture comme bibliothèque virtuelle de toutes les traductions et de toutes les langues. Le rêve d'une traduction parfaite est à l'image du phantasme d'une langue originelle, d'un langage pur qui assimile toute traduction et qui est à l'origine de l'idée de Benjamin dans La tâche du traducteur, animée par un messianisme refusant ce deuil : «Sous toutes ses figures, le rêve de la traduction parfaite équivaut au souhait d'un gain pour la traduction, d'un gain qui serait sans perte. C'est précisément de ce gain sans perte qu'il faut faire le deuil jusqu'à l'acceptation de la différence indépassable du propre et de l'étranger. L'universalité recouvrée voudrait supprimer la mémoire de l'étranger et peut-être l'amour de la langue propre, dans la haine du provincialisme de langue maternelle. Pareille universalité effaçant sa propre histoire ferait de tous des étrangers à soi-même, des apatrides du langage, des exilés qui auraient renoncé à la quête de l'asile d'une langue d'accueil. Bref, des nomades errants».
Voilà une belle réplique à tous les phantasmes d'une pureté archaïque introuvable, d'une traduction parfaite et absolue où l'étranger est à jamais inaccessible. Le bonheur de traduire, selon Ricœur, commence avec ce deuil et avec l'acceptation d'un écart à jamais infranchissable entre l'adéquation et l'équivalence, d'une équivalence sans adéquation. La traduction n'est-elle pas, avant tout, reconnaissance et hospitalité ?


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