Par Azza FILALI La rentrée scolaire 2013- 2014 a été marquée par un évènement inédit ; cent-huit mille élèves du primaire ou du secondaire, n'ont pas rejoint leurs classes. Le chiffre, important, mérite qu'on s'y attarde. Au pays de Bourguiba, deux ans après une révolution censée améliorer le sort des citoyens, voici que la déscolarisation refait son apparition. Quel triste constat ! Encore un des acquis du bourguibisme (sans doute l'un des plus importants sur le long terme), qui est désormais menacé. Car, soyons réalistes : aurions-nous disposé d'une société civile aussi vigilante s'il n'y avait pas eu cet effort gigantesque de scolarisation, imposé dès 1957, une scolarisation généralisée, gratuite, obligatoire ! Nous sommes tous les héritiers de cette scolarisation et si la société tunisienne se distingue de celles des autres pays arabes, c'est indéniablement lié au double fait de la scolarisation et du Code du statut personnel. Allons-nous assister à la lente érosion de ces deux acquis, constitutifs de notre tunisianité ? Le Code du statut personnel tient bon, malgré les «discrets» coups de butoir qu'il reçoit, les indécisions et les «flous artistiques» dans le texte de la Constitution, pour ce qui est des droits des femmes... Voici maintenant que la scolarisation est à son tour la cible d'un changement aussi rapide qu'important ! Le chiffre avancé de 108.000 enfants et adolescents ayant quitté l'école ou le lycée ne semble pas avoir beaucoup tourmenté le ministère de l'Enseignement : pas de communiqué, pas de campagne de sensibilisation, pas de travail sur terrain pour essayer de comprendre les motivations de ces «ex— élèves» et de leurs parents. Ces motivations, certainement plurielles, doivent être avant tout économiques. Si un père de famille a plusieurs enfants scolarisés, ce sont autant de cartables à remplir de livres et de cahiers, or le pouvoir d'achat ayant atteint un niveau de dénuement extrême, il est licite que les moins motivés des enfants quittent l'école, sans doute à l'instigation de leurs parents. D'autres facteurs entrent également en jeu : l'état de délabrement de plusieurs écoles, à l'intérieur de la République, a amené certains parents à empêcher leurs enfants de rejoindre l'école. A cela s'ajoutent l'insécurité ambiante et la peur des familles de laisser leurs enfants parcourir à pieds un chemin souvent long, entre la maison et l'école. Un dernier élément, plus culturel, réside dans la désaffection de certains parents, à la religiosité radicale, vis-à vis de l'école laïque, surtout pour les filles. Dans le tumulte politique, économique et social qui agite le pays, cette déscolarisation ne doit pas passer inaperçue ; elle représente un signal d'alarme essentiel : les ingrédients qui ont, depuis cinquante ans, structuré notre identité tunisienne commencent à être sapés de manière sournoise et progressive. Cette entreprise représente un réel danger : ce qui est en jeu va bien au-delà de la nomination d'un Premier ministre, et touche aux fondamentaux de notre société. Nous avons toujours été fiers d'être une société scolarisée, allons-nous voir l'analphabétisme reprendre ses droits en Tunisie avec son lot de comportements stéréotypés, à la fois simplistes et radicalisés ? Des êtres qui ne se posent jamais de questions et dont la cervelle est remplie de réponses et de recettes pour vivre ? Il est impératif qu'une enquête soit menée pour connaître cette frange d'enfants ayant quitté l'école, il faut que les motifs les ayant menés à une telle désertion soient identifiés. Il est fondamental qu'une campagne de sensibilisation soit entreprise pour que la prochaine rentrée ne soit pas grevée d'un taux de déscolarisation encore plus grand... Mais que ferons-nous si les parents nous rétorquent que leurs moyens financiers ne leur ont pas permis d'envoyer les enfants à l'école. Encore un problème grave qui demande solution !