Ce qu'on appelle «culture générale» correspond-il, aujourd'hui encore, à une réalité ou n'y a-t-il plus que des cultures particulières ou «très relativement générales» ? Par culture générale on entend ce fonds de savoirs communs qui touchent toutes sortes de sujets et dont il est plus ou moins admis, à l'intérieur d'une communauté, que chacun les possède et doit les posséder. Ils forment une sorte de terreau sur la base duquel la communication entre les individus peut se développer tout en complicité et en intelligence : ce qui constitue le meilleur des liens, non seulement pour échanger, mais aussi pour agir de concert dans le cadre d'un projet défini. A l'inverse, l'absence d'une culture générale et de ses savoirs communs rend la communication à la fois plus pénible et plus hasardeuse. L'école, c'est clair, produit de la culture générale : on y découvre les mêmes auteurs, on y apprend souvent les mêmes poèmes et les mêmes théorèmes, on s'y aventure dans les mêmes méandres de notre histoire nationale, on s'y ennuie même à ressasser certains poncifs de la morale auxquels on finit parfois par découvrir, mais bien plus tard, un sens profond… Bien entendu, il n'y a pas que l'école : la télévision a été une source importante de culture générale. On y partage le spectacle de grands artistes : ce qui, pour nous, renvoie surtout à de grands chanteurs ou de grandes chanteuses mais aussi à de grands footballeurs et de grands athlètes. La publicité elle-même est parfois de la partie, ne serait-ce que pour relever et railler le côté souvent benêt de tel ou tel message : ce qui est d'ailleurs une sorte de marque de fabrique de nos publicitaires nationaux. Bien sûr, la qualité particulière de la culture générale qui nous vient de la télévision, si on la compare à celle que produit l'école, peut se prêter à bien des remarques désobligeantes. Mais ce n'est pas toujours le cas : il est des fêtes de l'intelligence que l'on doit à la télévision, de grands moments cinématographiques ou théâtraux qui sont rentrés, pour ainsi dire, dans l'inconscient collectif et dont nous aurions été privés sans le petit écran. Nous venons de parler de cinéma et de théâtre : ce sont aussi des moyens de créer de la culture générale. Mais sans le soutien d'un média de masse comme la télévision, ou la radio aussi, le savoir auquel ils donnent lieu peine à accéder au statut de culture générale. Aujourd'hui, la révolution des techniques de communication a provoqué une sorte d'explosion et de fragmentation de la culture générale : si celle-ci subsiste, c'est à côté d'une multitude de cultures qui tend à susciter des sortes de sous-communautés culturelles. Ce qui est d'ailleurs un phénomène tout à fait préoccupant, car il est de nature à créer des fossés entre des individus qui, par ailleurs, partagent le même espace collectif et la même réalité quotidienne. Certes, la multiplication phénoménale des chaînes de télévision sur le petit écran ainsi que l'ouverture du réseau mondial de l'information audiovisuelle qu'est Internet offre une liberté nouvelle pour affirmer ses goûts et ses tendances dans différents domaines. Ce qui a pour conséquence que, en dehors du mois de Ramadan, il est de plus en plus rare que deux individus pris au hasard aient regardé le même film la veille. Ce qui a aussi pour conséquence que, pris au jeu qui consiste à cultiver ses particularités à travers ses penchants dans tel ou tel domaine, notre concitoyen, en général, et notre jeune concitoyen, en particulier, va avoir tendance à se détourner de ce qui le rapproche de l'autre concitoyen. L'école elle-même pâtit de cet état de fait. La culture de la «tendance» fait que le jeune élève ou l'étudiant dédaigne la culture générale, souvent perçue comme démodée et ringarde. De plus, l'école est énergiquement sollicitée pour s'occuper de former des profils d'intelligence selon des critères qui sont ceux de l'employabilité et des exigences du marché du travail. Doublement bousculée, donc, l'école : par les jeunes qui n'accordent plus la même considération aux savoirs communs, et par un certain discours d'inspiration politique, qui est cependant partiel, il faut le souligner, puisque les réformes pédagogiques auxquelles nous avons assisté chez nous, si elles mettent très certainement l'accent sur l'employabilité, insistent aussi sur le rôle de l'école en matière d'éducation à la citoyenneté et au bien-vivre ensemble. Il est vrai cependant que la question de la culture générale, et de la manière d'en reconstituer les bases dans le contexte actuel de la révolution numérique, reste posée. On ne manquera pourtant pas de relever que le projet politique dans lequel nous sommes engagés en Tunisie constitue le point d'appui en vue d'un tel travail de reconstitution. Car il permet de traduire en initiatives positives et fédératrices la multiplicité des savoirs disséminés qui nous parviennent, et fait en sorte qu'au lieu que ces savoirs créent des fossés entre les individus, ils se prêtent au contraire à de nouvelles expériences de partage. R.S.