Propos recueillis par Hassan ARFAOUI « Je considère l'Europe non pas comme une patrie, mais comme une matrie. Le distinguo, pour moi, n'est pas artificiel ». « J'ai souvent donné l'exemple du flamenco, pour lequel j'ai une vraie passion (…) Il est devenu une unité à partir d'une synthèse qui a intégré des éléments étrangers ». « C'est le monde arabo-islamique qui a ramené la philosophie grecque, avec Aristote, en Occident au Moyen-Âge. La grande différence, c'est que les Romains ont été assimilés par le monde occidental mais pas par le monde arabe alors que celui-ci a assimilé tout ce qui venait de Perse». « Je crois que c'est parce que le christianisme a été trop sectaire que le bouchon a sauté avec la laïcité alors que, dans le fond, l'islam était assez ouvert pour que le bouchon ne saute pas ». Dans Vidal et les siens, biographie consacrée à votre père, vous dites : " Oui, je garde mon pied dans la société française mais l'autre, il est en Italie, en Espagne, en Orient, dans l'errance, toujours ailleurs... " Quels sont vos rapports avec l'Orient? Ma famille est venue de la Salonique ottomane. La situation y était privilégiée : alors que les Ottomans avaient conquis et subjugué les autres peuples, ils avaient accueilli les Juifs obligés de quitter l'Espagne. Mes ancêtres étaient des hôtes et non pas des conquis. Vous savez (mais beaucoup de gens en Occident l'ignorent) que l'Empire ottoman était libéral en matière religieuse, ce que n'a jamais connu le christianisme. La société était organisée sur le système du millet. Les autorités religieuses étaient chargées de payer l'impôt et réglaient directement toutes les affaires courantes. En outre, la ville de Salonique n'avait jamais connu de guerre ni de siège. Les souvenirs transmis par mon père ne comportaient donc pas de souffrances, de chagrin, d'humiliations comme en ont vécu beaucoup d'autres Juifs d'Europe orientale, enfermés dans les ghettos et voyant l'Autre comme un ennemi. Ma famille avait d'excellents rapports avec les Ottomans, mon grand-père était drogman du consul de Belgique. J'ai étudié tout cela pour le livre sur mon père, ce qui m'a donné une expérience rare en Occident: outre mes racines, j'ai pu connaître la civilisation ottomane, alors qu'ici, les gens ne savent rien, sinon le siège de Vienne, la bataille de Lépante et que les Turcs raflaient les enfants chrétiens pour en faire des Janissaires. Il y a donc d'abord cette vision. Pour mon père, Salonique n'était pas le paradis mais un monde heureux, où on avait des rapports avec les Turcs, les Grecs, une ouverture bien entendu vers la culture française (…). Comme vous l'avez dit, j'ai aussi trouvé ma patrie en Italie et en Espagne mais je n'aime pas ceux qui mettent en exergue leur fierté occidentale, qui se croient propriétaires de la civilisation et méprisent les autres. Je souhaite une grande confédération européenne, associant l'est et l'ouest et ouverte sur la Méditerranée. Je n'ai pas aimé non plus qu'on crée une nouvelle frontière entre, d'un côté, l'Europe catholique et « développée » et, de l'autre, le monde oriental, byzantin ou islamique, « sous-développé ». Comment concilier identité européenne, mythologies de l'identité nationale propre à chaque pays et spécificités réelles ou supposées des différentes communautés d'origine étrangère présentes en Europe ? En un mot, comment concilier identité européenne et pluralité culturelle ? C'est toujours le problème de l'un et du multiple que les esprits formés de façon traditionnelle n'arrivent pas à concilier : ou ils voient une unité et ils veulent tout homogénéiser en supprimant les différences, ou ils ne voient que les différences et n'arrivent pas à concevoir qu'il puisse y avoir une unité. Mon point de vue fondamental, je l'ai exprimé dans Terre patrie. Il a été mal compris parce qu'il n'entrait pas dans les schémas de pensée habituels. Je me pose la question : qu'est ce qui fait une patrie ? C'est le sentiment que les gens ont, à tort ou à raison, pour l'avoir appris à l'école ou en famille, d'appartenir à une même communauté d'origine, de partager une identité commune, une langue, des rites, des coutumes et un destin. Cela étant dit, nous, les humains, avons une communauté d'origine sur la terre. Nous sommes sortis d'un rameau animal, nous avons une identité de nature avec le même cerveau, les mêmes gènes, qui permettent d'être interfécondables, y compris avec les Pygmées. Mais cette identité de nature possède une diversité d'expression incroyable, pas seulement entre langues et cultures, mais aussi entre individus. Un anthropologue américain, qui a étudié une tribu d'Amazonie très isolée, a montré que les différences psychologiques entre les individus y étaient aussi importantes qu'entre voyageurs du métro de New York. La diversité est un des trésors de l'humanité, et c'est ce qui a permis la complexité humaine. Enfin, nous avons une communauté de destin, parce que les grands problèmes de vie et de mort de la planète sont désormais communs à tous. Une fois que j'ai pu définir la terre comme patrie, il me parut possible de sortir de l'alternative entre le cosmopolitisme sans racines et l'enracinement fermé, particulariste. Je pense que toutes les patries sont légitimes, simplement je leur demande de s'ouvrir sur les autres et sur des ensembles plus vastes. Je considère l'Europe non pas comme une patrie, mais comme une matrie. Le distinguo, pour moi, n'est pas artificiel. Le mot a été inventé par Auguste Comte pour dire l'humanité. Patrie est un mot qui commence masculin et finit féminin. Il unit paternel et maternel et on parle de mère patrie, à la fois l'amour de la mère et le respect de l'autorité du père. L'Europe est une matrie, elle a produit une civilisation, une culture qui doit en quelque sorte nous rassembler. Mais elle n'est pas une patrie, parce qu'elle n'a pas d'autorité qui s'impose à elle. Cela veut dire que j'exclus l'idée que l'Europe puisse devenir une super-nation. Je pense qu'on doit créer quelque chose de nouveau. J'aimais le mot de Communauté européenne parce qu'il était flou, vague. Quelle qu'elle soit, l'Europe ne doit pas devenir une fédération à l'américaine, ni l'empire romain, ni le Saint Empire. Il faut inventer quelque chose qui lie très fortement, y compris dans les domaines politique et diplomatique. J'ai aussi le sentiment qu'il existe des patries concentriques. Dans l'ancien temps, le mot patrie désignait le village ou la province. Il a ensuite désigné la nation. Je crois qu'on peut sauter d'un niveau à l'autre, avoir un poly-enracinement. À un moment donné, on est davantage de sa province ou de sa nation, à un autre, on se sent davantage citoyen du monde. Je suis pour conserver les patries, c'est-à-dire les nations, mais je suis aussi pour le principe de subsidiarité : ce qui peut être traité à l'échelle des nations doit l'être, et cela vaut aussi à l'intérieur des nations, pour la province. Il y a des possibilités d'autonomie très grandes. C'est difficile en France, pays très centralisé, mais regardez l'Allemagne des lander, où il y a une forte autonomie et une forte identité, regardez l'Italie où l'unification est récente et où les traces des principautés sont vivantes. Pour moi, l'Europe est quelque chose qui fait revivre ce que l'Etat centralisé a étouffé, comme en France, mais qui ne fait pas disparaître l'Etat. Je suis non contre l'Etat, mais contre son pouvoir absolu et inconditionnel, de même que la Révolution française, à ses débuts, était contre l'absolutisme monarchique. Mais qu'il y ait un pouvoir d'Etat me paraît tout à fait légitime. Je sais aussi que l'originalité et la diversité se créent dans la rencontre. J'ai souvent donné l'exemple du flamenco, pour lequel j'ai une vraie passion. Cette musique paraît si spécifique et elle l'est, mais il a fallu que des gitans apportent certains éléments de l'Inde (quand vous écoutez la musique du Rajahstan, vous trouvez des parentés), il a fallu que cela tombe dans le bain ibérique où existaient incontestablement des influences arabes et parfois juives. Le flamenco est devenu unité à partir d'une synthèse qui a intégré des éléments étrangers. Dans notre monde méditerranéen, on dit qu'il y a, d'un côté, le monde islamique, et de l'autre, le monde chrétien. Ces mondes sont différents, mais quel est leur héritage principal ? Il vient incontestablement de Palestine, avec la Bible et Jésus, qui est aussi un prophète de l'islam comme Moïse, et de Grèce. On peut même dire que c'est le monde arabo-islamique qui a ramené la philosophie grecque, avec Aristote, en Occident au Moyen-Âge. La grande différence, c'est que les Romains ont été assimilés par le monde occidental mais pas par le monde arabe, alors que celui-ci a assimilé tout ce qui venait de Perse. En plus, le monde occidental a acquis la laïcité contre une religion trop intolérante. Le paradoxe c'est qu'en général, mais pas toujours, le pouvoir islamique tolérait les autres religions, au moins celles du Livre, alors que le monde chrétien avait tendance à les éradiquer. Je crois que c'est parce que le christianisme a été trop sectaire que le bouchon a sauté avec la laïcité alors que, dans le fond, l'islam était assez ouvert pour que le bouchon ne saute pas. L'Islam a ensuite subi sa propre histoire, sa propre stagnation historique. Ces exemples montrent qu'on crée de nouvelles différences en faisant des synthèses historiques, tel que le métissage. Voyez le Brésil, pas seulement parce que les gens y vont du noir au blanc avec toutes les nuances et tout ce qu'elles indiquent, mais parce qu'il y a une intégration mutuelle. Partout où il y a désintégration sans intégration, c'est une catastrophe, vous perdez des trésors millénaires. Je pense que toute culture contient des trésors de sagesse et de savoir-vivre, avec des superstitions et des sottises ; c'est vrai pour la nôtre aussi. Il y a des cultures fragiles qui meurent de ne pas pouvoir se défendre et on ne peut pas les faire vivre artificiellement, mais il y a aussi les cultures qui ont un vouloir-vivre et qu'il faut aider à se défendre. Ce double impératif contradictoire rejoint la dialogique : militer pour l'unité, pour la communauté de compréhension et, en même temps, militer pour les différences. Cette contradiction forte s'atténue au moment où la rencontre prend un caractère créatif en créant de nouvelles différences. GRANDS ENTRETIENS Avec Edgar Morin : éloge de la diversité