L'annonce récente du ministre de la Justice, Nedhir Ben Ammou, de recruter 533 juges et juges auxiliaires des deuxième et troisième grades parmi les avocats et les universitaires au titre de l'année 2014-2015 a suscité polémique et remous au sein du corps judiciaire. Les magistrats et les organisations qui les représentent entre l'AMT (Association des magistrats tunisiens) et le SMT (Syndicat des magistrats tunisiens) refusent net cette opération de recrutement alors que les avocats, de leur côté, ne voient pas d'un mauvais œil cette décision du ministre de la Justice, chargé d'expédier les affaires courantes. «Cette opération de recrutement qui se déroulera sans concours et sur un arrêté conformément à l'article 32 de la loi 1967, selon le ministre de la Justice, a pour objectif d'alléger la charge qui pèse sur le corps des magistrats, due à l'accumulation des dossiers dans les tribunaux». Cette opération s'inscrit, selon le ministère de la Justice, «dans le cadre de la réforme du système judiciaire et dans le but de pallier un manque criard dans le corps de la magistrature». Ce qui n'est pas l'avis du SMT qui, dans un communiqué rendu public lundi, «s'étonne d'une telle décision prise par un ministre faisant partie d'un gouvernement démissionnaire» dont le rôle devrait consister seulement à gérer les affaires courantes. Le SMT «refuse, par ailleurs, le recrutement de juges par le pouvoir exécutif, considérant qu'il s'agit d'une violation des prérogatives de l'Ipoj (Instance provisoire de l'ordre judiciaire) et un empiètement sur les prérogatives du Conseil supérieur de la magistrature dans le dessein d'une mainmise sur le pouvoir judiciaire à travers des recrutements qui ont notamment pour unique critère l'allégeance politique. Ce qui porte atteinte au droit du citoyen de jouir d'une justice indépendante soumise uniquement à la loi et non pas à des considérations partisanes et politiques caractérisées par toutes sortes de tiraillements. Interrogée par La Presse, Raoudha Karafi, présidente de l'AMT, a également réfuté, de son côté, cette opération de recrutement, déclarant que «les atteintes à la justice se poursuivent allègrement». Et de poursuivre : «Il s'agit d'une réelle tentative d'imposer une nouvelle réalité, car les 533 juges à recruter représentent le quart du nombre total du corps de la magistrature. De plus, à nos yeux il ne s'agit aucunement, comme l'a affirmé le ministre de la Justice, de réformer le système judiciaire et de pallier le manque de magistrats, mais plutôt d'une opération méthodique et préméditée afin d'exercer une mainmise de l'exécutif sur le pouvoir judiciaire, ce qui menace l'indépendance de la justice. Comment peut-ont recruter des juges, de surcroît de 2ème et 3ème grades, en dehors de tout critère de transparence, d'égalité des chances et de compétence. Le plus dangereux dans cette opération de recrutement impromptue, c'est qu'elle survient après l'adoption de l'article 103 de la Constitution qui rompt avec l'immixtion de l'exécutif dans le pouvoir judiciaire. C'est pourquoi nous considérons que cette dernière manœuvre du ministre de la Justice relève de la politisation du système judiciaire. Nous tenons à aviser l'opinion publique, les politiques et la société civile du danger et des répercussions négatives d'une telle décision qui aura pour conséquence d'attiser les tensions et de menacer l'indépendance de la justice». Les avocats soutiennent ces recrutements En revanche, les avocats soutiennent cette opération de recrutement de 533 magistrats pour plusieurs raisons. Nous avons approché Chawki Tabib, ancien bâtonnier de l'Ordre national des avocats et président de la Ligue tunisienne de la citoyenneté, qui n'a pas caché son approbation et soutien de la décision du ministre de la Justice. Et les raisons, selon lui, tombent sous le sens: «La loi autorise d'intervertir les fonctions entre le corps des magistrats et celui des avocats. Mais dans la pratique, cela s'est toujours fait, jusqu'ici, à sens unique: plusieurs juges ont accédé au barreau soit après les dix ans d'exercice nécessaires dans leur métier, soit après la retraite. Ainsi depuis la première loi de 1958 organisant la profession, des centaines de magistrats ont pu exercer le métier d'avocat. Mais on n'a jamais autorisé des avocats à accéder à la magistrature à une exception près, un parent de Saïda Sassi, du temps de Bourguiba. Voilà pour la première raison qui est d'ordre juridique. Concernant la deuxième raison, on peut dire que dans les pays démocratiques, notamment ceux de tradition anglo-saxonne, les magistrats doivent exercer la profession d'avocat avant d'accéder à la fonction de magistrat. Enfin, la troisième raison est claire: il est normal de recruter des juges afin d'alléger leur charge d'autant que vu leur nombre qui ne dépasse guère les 2000, nous enregistrons au moins un déficit de 700 magistrats. Tandis que le nombre des avocats, 8.000 en tout, est trop important par rapport au contentieux. Recruter parmi les avocats et les universitaires est par conséquent la meilleure solution pour pallier ce manque considérable de juges. Maintenant, si tout le corps judiciaire s'accroche à dire que les avocats et les juges forment une même famille, je ne vois pas pourquoi on refuserait aux avocats l'accès à la magistrature alors que les magistrats, eux, peuvent s'inscrire au barreau même après la retraite. Ce serait tomber dans le corporatisme pur et dur. Je rappelle qu'en 1984, lors de l'assainissement du corps de la magistrature, Me Mansour Cheffi s'est empressé d'inscrire à l'Ordre des avocats les 90 juges qui ont été sanctionnés. Idem pour le juge Mokhtar Yahyaoui qui, en 2003, a perdu son poste de magistrat pour les raisons politiques que l'on sait et qui a été rapidement inscrit au barreau». Recrutement dans la concertation Maintenant, quelles sont les garanties pour éviter «les recrutements politisés», comme le craignent les magistrats ? Chawki Tabib répond qu'il s'agit tout simplement «de pratiquer un concours strict sur dossier en sélectionnant des avocats selon des critères de compétence, d'indépendance et d'intégrité. Cela dans la concertation avec l'Ipoj, l'AMT, le SMT et l'Ordre national des avocats qui peuvent exercer un droit de contrôle et de regard».