Par Azza FILALI Les textes ont ceci d'important qu'ils découpent le temps en tranches, individualisant des périodes propices à l'analyse. Entre 1957, date de promulgation du Code du statut personnel et 2014, qui vit l'achèvement de la nouvelle Constitution, trois générations de femmes s'intercalent. La manière dont elles ont vécu et vivent les droits qui leur ont été conférés recèle des différences assez remarquables. A âge égal, la comparaison des parcours et des mentalités de ces trois générations révèle bien des disparités. La génération qui avait 40 ans en 1960 jaillit pour la première fois dans la sphère publique : quittant la pénombre des demeures, les femmes gagnèrent un terrain jusque-là strictement masculin, déclenchant chez les hommes une méfiance sourde qui ne s'est pas démentie depuis. Bientôt, l'alphabétisation aidant, les professions connurent une féminisation d'abord timide, puis régulièrement croissante : femmes enseignantes, médecins, ingénieurs... De plus, la création de l'Union nationale des femmes de Tunisie fut, pour ces femmes, leur première expérience associative à large échelle. Cependant, en dehors de l'accès à l'emploi, le mode de vie de ces femmes n'accusa pas de changements majeurs. Elles demeurèrent, pour la plupart, cantonnées dans des rôles bien cadrés et strictement codifiés (filles, épouses, mères). Leur soumission au père, au mari (parfois même au fils) demeura inchangée, malgré une relative indépendance financière pour celles qui travaillaient. Et elles ne franchirent pas le seuil de l'autonomie individuelle dans leurs comportements et leurs manières d'être. Cette première génération n'utilisa que timidement et avec effort les libertés que lui offrait le texte : droit de voyager seule, de disposer de son corps, de demander le divorce... Tous ces signes extérieurs d'autonomie demeuraient l'objet d'une réprobation sociale muette mais fermement ancrée. A l'autre bout de la chaîne, la génération de femmes ayant 40 ans aujourd'hui fait preuve d'une visibilité bien plus grande dans la sphère publique et ne se contente plus d'aller travailler et rentrer ensuite dans le giron familial. Il n'en est pour preuve que la présence féminine massive aux manifestations de la place du Bardo aux mois d'août et septembre 2013, tout comme la densité des femmes au sein de la vie associative, laquelle a explosé après le 14 janvier 2011. Désormais, défiant les valeurs traditionnelles, les femmes revendiquent leur droit de citoyennes à part entière. Pour la première fois, la liberté des médias aidant, des faits divers ont éclairé l'opinion publique sur les atrocités des viols et autres violences dont certaines femmes sont victimes, provoquant l'indignation générale. Désormais, le combat pour l'autonomie des manières d'être a envahi la sphère publique, comme si c'était là qu'il devait se régler et non pas dans l'intimité de la vie privée. Les femmes ne cachent plus les sévices dont elles sont victimes de la part de leur compagnon, elles réclament à cor et à cri le maintien et l'extension des droits que leur a octroyé le Code du statut personnel. C'est, en partie, chose faite, si on examine l'article 45 de la nouvelle Constitution qui impose la parité hommes-femmes dans les assemblées électives, la stricte égalité de droits et de devoirs entre les sexes (en particulier l'égalité devant la loi), tout comme il interdit la violence à l'égard des femmes. Mais les textes sont une chose et les mentalités en demeurent une autre. Même acquise, en théorie, et ardemment défendue par les femmes, l'autonomie des façons d'être demeure l'objet d'un combat permanent. Et d'abord combat de la femme contre elle-même, pour s'autoriser à vivre en tant qu'individu sans être strictement déterminée par son genre biologique. C'est que la force des stéréotypes est aussi extrême que sournoise : depuis 1959, après trois générations de femmes, ces stéréotypes continuent de distiller leurs ferments de conservatisme, d'immobilisme et de retour en arrière. De là, le désarroi qui habite la plupart de ces femmes et se manifeste à travers des trajectoires brisées et des contradictions mal assumées. En vérité, la société féminine en Tunisie est un patchwork d'identités très différentes. Si un socle commun de tunisianité les unit (valeurs, rituels partagés), leur trajectoire vers l'autonomie individuelle demeure très variable et les mène parfois à des incohérences et des contradictions : que des femmes députées aient pu voter contre l'article 45 de la Constitution, ou que des femmes, voilées jusqu'aux dents, scandent dans les manifestations des slogans réclamant le maintien des droits accordés aux femmes, que d'autres encore ne s'autorisent que le minimum du « champ de vie » qui leur est accordé...tout ceci indique que la maturation sociale se décline en un dégradé infini de degrés. Mais, par-delà cette diversité, les textes veillent et il est important que des textes soient là, tels des phares dans la nuit. A l'insu des êtres, les textes agissent et les changent en profondeur. La lente et difficile maturation des femmes tunisiennes, depuis le Code du statut personnel, ne peut aller qu'en s'amplifiant avec la nouvelle Constitution qui élargit leurs droits mais aussi leurs devoirs. A elles d'avoir le courage de mettre de la vie dans ces textes et d'appliquer les textes à leur vie.