C'est à peine croyable : alors que sous la dictature de Ben Ali, le dépôt légal avait été supprimé, le voilà revenu à pas feutrés et à seulement quelques jours avant la démission du gouvernement Laârayedh qui a laissé un beau legs. Re-bonjour la censure ! « C'est un coup fourré ! », fustige la corporation des éditeurs et plus particulièrement des distributeurs de livres importés restés en émoi après avoir tardivement appris qu'un décret, paru au Jort du 24 janvier 2014, venait de relancer dans ses termes coercitifs le diktat du dépôt légal. Une amère désillusion après l'euphorie inspirée par la nouvelle Constitution de la République tunisienne et l'investiture de M. Mehdi Jomâa à la tête du Premier ministère. Un césarisme pur et dur Il s'agit donc du décret n° 2014-59 du 7 janvier 2014. Voici son article 3 : « Chaque imprimeur, producteur, éditeur ou distributeur, qu'il soit personne physique ou morale, a pour obligation d'enregistrer et de déposer les œuvres périodiques ou non périodiques (...), et ce, avant même de les mettre à la disposition du public (...) L'obligation de l'enregistrement et du dépôt des œuvres produites à l'étranger incombe à la personne chargée de la distribution en Tunisie ». Pour ce qui est des œuvres produites et éditées en Tunisie, il importe de rappeler qu'il fut un temps où l'enregistrement et le dépôt desdits ouvrages ne signifiaient pas pour autant leur mise automatique sur le marché, mais devaient attendre l'autorisation du ministère de l'Intérieur, laquelle pouvait ne jamais être délivrée ; d'ailleurs, des centaines de titres n'ont jamais vu le jour. Dans un deuxième temps, la procédure a connu une importante souplesse : les œuvres pouvaient être mises sur le marché sans autre forme de restriction, mais pouvaient à tout moment être retirées du marché si les pouvoirs publics le décidaient pour une raison ou une autre. Puis, probablement en 2007, le dépôt légal, sous sa forme contraignante, a été purement et simplement supprimé ; de toute cette campagne accompagnant la parution d'un ouvrage, n'est resté que le numéro Isbn que l'éditeur pouvait obtenir sur simple appel téléphonique. Avec, donc, ce nouveau décret, on croit comprendre que c'est un retour à la case départ : enregistrement, dépôt légal et attente de l'autorisation de diffuser sur le marché. Si c'est le cas, cette procédure sera en porte-à-faux avec l'article 31 de la nouvelle Constitution qui stipule : « Les libertés d'opinion, de pensée, d'expression, d'information et de publication sont garanties. Ces libertés ne sauraient être soumises à un contrôle préalable ». Mais alors ? Sommes-nous encore dans la politique du double discours ? Et le droit à la connaissance ? Là, pourtant, n'est pas le grand problème. C'est plutôt l'article 8 du même décret qui a mis de l'huile sur le feu. Apprécions un peu cette sommation : « Le dépôt légal des œuvres non périodiques produites à l'étranger et introduites en Tunisie en vue de leur vente, incombe au distributeur qui doit en déposer un exemplaire auprès des services de la présidence du gouvernement chargés de l'information, et ce, avant la mise de l'œuvre dans les circuits de distribution ». Très têtue, une première question se pose d'elle-même : en quoi est-ce que les ouvrages importés de l'étranger intéressent le dépôt légal qui n'est au fond que la mémoire du peuple tunisien ? Surtout, pourquoi est-ce que le libraire ou le distributeur tunisien ayant commandé un titre à partir de l'étranger est tenu d'approvisionner les bibliothèques du pays en ouvrages étrangers ? Sinon, pour quoi faire de cette avalanche de titres importés ? Or, Mme Selma Jabbès, présidente du Syndicat des importateurs et distributeurs du livre, va encore plus loin : « Si, désormais, obligation m'est faite de déposer un exemplaire de chaque titre importé, eh bien je ne pourrai que majorer systématiquement les prix ! Normal : c'est à moi d'offrir et de payer les frais ? Et le comble, c'est que, pour un même titre commandé deux fois, je devrais en déposer quand même un exemplaire une deuxième fois... C'est une plaisanterie ou quoi ?... ». Ce n'est pas une plaisanterie, ça a tout l'air d'être une manière de barrer la route de la Connaissance face aux Tunisiens. Si cela fait plaisir au nouveau gouvernement...