S'il est encore tôt de se prononcer ou de prédire l'avenir des partis destouriens, la crainte de la résurgence des vieux démons de la division hante les esprits des militants courtisés par plus d'une partie C'était, il y a quatre-vingts ans, le 2 mars 1934, de jeunes intellectuels frais émoulus des universités françaises conduits par un avocat, Habib Bourguiba, et un médecin, Mahmoud Materi, organisent, un peu en catimini, dans la maison d'un notable de la ville de Ksar Hellal, Ahmed Ayed, le premier congrès du Néo-Destour, un parti né d'une scission du parti fondé en 1920 par Abdelaziz Thaâlbi sous le nom de Parti libéral constitutionnel tunisien. Avec pour objectif premier «libérer l'Etat husseinite du protectorat français». Sous la conduite d'une équipe formée autour de ce qui sera plus tard le père de la nouvelle République tunisienne, Habib Bourguiba, le Néo-Destour a conduit, avec la participation d'autres forces vives du pays, dont notamment l'Union générale des travailleurs tunisiens (Ugtt), créée par le leader syndicaliste Farhat Hached en 1946, la bataille de la libération et celle de l'édification du nouvel Etat. Le Néo-Destour, qui a connu, tout le long de son histoire, plusieurs mues, a été rebaptisé, au cours de son «congrès du destin», tenu à Bizerte du 19 au 22 octobre 1964 afin de célébrer l'évacuation des troupes françaises de cette ville, Parti socialiste destourien (PSD). Il affirma alors «le socialisme destourien comme doctrine officielle, ce qui va de pair avec le virage de l'économie de la Tunisie vers le système coopératif prôné et piloté par le ministre de l'Economie et de la Planification et secrétaire général adjoint du parti Ahmed Ben Salah». Peu à peu, le parti devient le levier exécutif de l'Etat et à la fois «l'initiateur et le contrôleur de son action. Le brassage entre fonctions étatiques et responsabilités partisanes arrive alors à son extrême», avec la désignation automatique du Premier ministre au poste de secrétaire général du parti et de son directeur au poste de ministre délégué auprès du Premier ministre pour lui permettre de siéger au Conseil des ministres. Le moloch est devenu une coquille vide Le verrouillage du système commence à la suite de la tentative de coup d'Etat avorté en 1962 avec la dissolution du parti communiste, l'inféodation des organisations nationales et le quadrillage de la population. L'éclaircie annoncée au cours du «congrès extraordinaire de l'ouverture» organisé à Tunis en 1981, et qui a vu la légalisation d'un parti de l'opposition, le Mouvement des démocrates socialistes de l'ancien ministre de l'Intérieur Ahmed Mestiri et la réhabilitation du Parti communiste après la reconnaissance par les pouvoirs de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme, n'a pas fait long feu. L'âge du président Bourguiba, sa maladie et les courtisans ont fini par avoir raison du vieux leader, de l'Etat et du parti. Son successeur, Zine El Abidine Ben Ali, s'est alors vu offrir la présidence du parti, comme pour barrer la route à toute velléité de création d'un nouveau parti, chose que les caciques du PSD ont fait échouer, optant pour sa mutation en un Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) au cours d'une réunion extraordinaire de son comité central les 27 et 28 février 1988. Se voulant ouvert à toutes les tendances, destourienne, islamiste et de gauche, le RCD n'a pas réussi, en dépit des promesses annoncées lors de son congrès du salut fin juillet 1988, à se débarrasser des vieilles méthodes de son ancêtre PSD. La suite, on la connait, avec son instrumentalisation par son président qui désignait le tiers des membres du comité central et nommait les secrétaires généraux des comités de coordination, l'entrisme comme stratégie d'accaparement des structures du parti, la mobilisation des masses pour célébrer les réalisations et les sorties de «l'artisan du changement» et qui ont fini par affaiblir les structures du parti, esquinter la volonté des militants et démobiliser ses adhérents. Et que son vice-président Mohamed Ghannouchi et son membre du bureau politique Foued Mebazaâ porté à la présidence de la République l'ont complètement renié, en préférant démissionner que d'assumer le droit d'inventaire et de subir l'opprobre publique. Eux qui ont été désignés cinq fois consécutives membres de son comité central. La campagne de diabolisation a fini par jeter le discrédit sur un parti accusé de tous les torts subis par le pays et d'en faire le symbole de toutes les malversations et exactions. Le RCD dissous, ses hauts dignitaires arrêtés, ses militants terrés et ses biens confisqués, que reste-t-il de ce parti qui a gouverné le pays pendant plus d'un demi-siècle, si ce n'est cet imposant siège de 17 étages qui surplombe l'avenue Mohamed-V, aujourd'hui déserté mais «habité par les hiboux», comme pour se rappeler au mauvais souvenir des Tunisiens. Le moloch est devenu une coquille vide. Ou encore les turpitudes d'un président, de ses serviteurs les plus zélés et de sa famille qui ont accaparé le pouvoir et les richesses du pays. Les élections du 23 octobre 2011, qui ont porté pour la première fois les islamistes d'Ennahdha au pouvoir, ont brouillé les équilibres politiques avec l'émergence d'un nouveau parti dominant accoudé sur deux autres partis, une opposition démocrate, plutôt de gauche, divisée et sans poids réel au sein de la nouvelle chambre et un grand vide au centre. Un déséquilibre flagrant en l'absence d'un autre grand parti capable de contester l'hégémonie des islamistes et de rééquilibrer le paysage politique. Les partis destouriens créés sur les décombres de l'ancien parti au pouvoir dont les responsables, à quelque niveau qu'ils soient, ont été frappés par l'interdiction de se présenter au scrutin, n'ont pas réussi à faire leur entrée dans la nouvelle chambre où seul le Néo-Destour d'Ahmed Mansour se trouve représenté par un député. L'Initiative de Kamel Morjane, frappé lui aussi par l'interdiction, mais ne revendiquant nullement l'inventaire «rcédiste», a, quant à lui, placé cinq représentants à l'ANC. Mais tous élus dans la région du Sahel, grand fief des destouriens. Dans cet embrouillamini politique, survient un homme, Béji Caïd Essebsi, à qui on reconnait au moins deux qualités : son courage d'avoir accepté de diriger un gouvernement provisoire pendant la période la plus difficile de l'après-14 janvier 2011 et son expérience d'homme d'Etat qui l'a habilité à réussir la transition. Se voulant l'héritier naturel du président Bourguiba et se réclamant du mouvement réformateur apparu pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, mouvement initié par Khereddine Pacha et perpétué par d'autres grands réformateurs tels que Tahar Haddad, Abdelaziz Thaâlbi, Fadhel Ben Achour, Mohamed Ali Hammi et bien entendu Habib Bourguiba, l'ancien Premier ministre a créé son propre parti, Nida Tounès (l'Appel de la Tunisie), qui rassemble en son sein militants de gauche, syndicalistes, indépendants et destouriens. Ce nouveau parti, qui se considère comme «un prolongement du mouvement de libération nationale et sociale», a été, dès les premiers jours de sa création, vivement attaqué, vilipendé et diabolisé, essentiellement par la coalition au pouvoir, l'accusant de puiser dans le réservoir de l'ancien RCD et d'en recycler les militants. Mais il a réussi, contre vents et marées, à s'imposer comme un élément incontournable dans l'échiquier politique national, pesant de tout son poids, en compagnie d'autres forces politiques et de la société civile, pour faire aboutir le dialogue national. L'espoir trompé guérit rarement Dans le sillage de Nida, un autre parti baptisé Mouvement des destouriens, a été créé par l'ancien Premier ministre et vice-président du RCD, Hamed Karoui. Ce mouvement, qui réunit en son sein d'anciens hauts dignitaires du régime de Ben Ali, se réclame lui aussi de l'héritage bourguibien. Estimant qu'en dépit de toutes les dérives, le Néo-Destour a réussi à doter le pays d'institutions modernes et à réaliser un modèle de société ouverte et moderniste. Sans faire de mea culpa, loin s'en faut. Mais Hamed Karoui se veut le seul fédérateur de la famille destourienne, «rcédistes» compris, déniant cette qualité à son ancien collègue et ami de soixante ans, Béji Caïd Essebsi, qu'il n'a pas épargné de ses flèches et ses phrases assassines. Une simple guéguerre ou une lutte pour puiser dans le réservoir de l'ancien RCD? Un réservoir naguère composé de plus de 360 fédérations et d'environ 7.500 cellules territoriales et professionnelles et comptant plus de 2 millions d'adhérents. Sources de plusieurs convoitises chez beaucoup de partis dont Ennahdha, ces réserves stratégiques, une fois mobilisées, pourraient peser sur les résultats des prochaines élections. Aussi faut-il rappeler que près de quatre millions de citoyens n'ont pas voté le 23 octobre 2011 et que près de la moitié d'entre eux étaient membres de l'ancien parti dissous. Aujourd'hui, trois ans après la dissolution du RCD, les destouriens commencent à «relever la tête». Ils célèbrent, quoique dans la division, le quatre-vingtième anniversaire de la création du Néo-Destour. Et si Hamed Karoui a réussi à rallier l'Initiative destourienne nationale de Kamel Morjane, le nouveau Parti libéral destourien d'Ahmed Mansour et la Rencontre destourienne de Sami Chebrak pour fêter ensemble la création du Néo-Destour au Palais des congrès à Tunis, la partie est loin d'être gagnée et l'unité n'est pas pour demain. Le Nida de Béji Caïd Essebsi a préféré, quant à lui, célébrer l'évènement dans la ville de Ksar Hellal qui a abrité le congrès fondateur du parti de Habib Bourguiba, Mahmoud El Materi, Tahar Sfar et Bahri Guiga. De plus en plus ouvert, Nida Tounès est jugé plus apte à favoriser un brassage de nouvelles idées et à rassembler, autour des mêmes credo et valeurs des hommes et des femmes d'horizons différents. Et s'il est encore tôt de se prononcer ou de prédire l'avenir des partis destouriens, ou encore de deviner les véritables intentions de leurs dirigeants et leurs motivations, la crainte de la résurgence des vieux démons de la division hante les esprits des militants courtisés par plus d'une partie. C'est aussi vrai pour la guerre des ego qui risque de briser l'espoir de l'unité. Car «l'espoir trompé guérit rarement».