Il était peut-être temps de disséquer ce «je» et ce «nous» auxquels nous nous identifions et qui restent jusqu'ici de l'ordre de l'ambigu et de l'inconnu. En fait, on ne peut rien comprendre aux Tunisiens sans chercher cette inconnue «x» qui nous rend si «glissants». Dans son dernier essai, Emna Belhaj Yahia - philosophe de formation, membre de l'Académie Beit el Hikma et romancière - s'est embarquée dans cette tentative aventureuse dont l'objectif est de comprendre. «Mais comprendre quoi ? Là, tu hésites, tu bafouilles, tu es en pleine confusion (....) la méthode que tu choisis est fluctuante : elle veut s'appuyer autant sur ton vécu subjectif que sur l'observation des phénomènes extérieurs et l'analyse des faits», écrit l'auteure. Voici donc le discours et la méthode. La méthode qui «ne se la joue pas», comme on dit, mais qui commence par une visite au fond du chez soi émotionnel et social. Enfin, tout ce qui vient de soi et toutes ces strates du passé où les autres se sont imprimés : «la mère, le père, les enseignants, les copains, des collègues, de la parentèle, ou du voisinage, d'ici, d'ailleurs, ce qui venait du corps et ce qui venait de l'esprit». Oui, mais elle cherche quoi ? Des réponses à des questions très logiques dans un pays qui a fait de l'illogique une seconde nature... dans un pays qui fonctionne avec la logique de l'illogique. Ne perdez pas le fil et continuez à nous suivre... Cela commence un 14 juillet, lorsque la narratrice est sur le chemin de la résidence de l'ambassadeur de France à La Marsa pour assister à la fameuse fête. Sur la route, elle se fait cette réflexion post-printemps arabe, propre à tous les gens sensés qui se sont demandé pourquoi ce printemps est si contradictoire et si schizophrène. «Car voilà un soulèvement en faveur de la liberté, où la voix populaire s'est élevée pour crier «dégage» à la dictature, et qui, quelques mois plus tard, envoie aux commandes, par le biais des urnes, une majorité politique qui prône l'établissement d'un ordre religieux conservateur, écrit Emna Belhaj Yahia. Est-ce le même peuple qui s'est soulevé et qui a voté ? Est-ce le même pays ? Qui ne s'est pas posé cette question angoissante ?» Sommes-nous condamnés à être schizophrènes ? Car il s'agit bien de schizophrénie caractérisée chez ce peuple dont on ignore s'il est magistralement stupide ou bêtement extraordinaire. Cette schizophrénie, l'auteure nous la fait vivre avec la manière dont le livre est écrit. Elle n'utilise pas la première personne du singulier, mais la deuxième, faisant de sa réflexion une sorte de dialogue avec son autre «je», se mêlant elle-même à cette société où elle a grandi avant d'aller faire ses études à Paris, et évitant ainsi de tomber dans le piège de la première personne qui promène un regard d'analyste froid sur notre société. Le livre est, en ce sens, une relecture des différentes strates qui composent la personnalité du Tunisien, sur notre compréhension et notre pratique de l'islam. Une suite de questions à poser et à se poser, et qui sont autant de réflexions sur notre incapacité à dialoguer, à communiquer, à vivre ensemble. Même s'il est un peu difficile d'entrer dans le livre au début, parce qu'il oscille entre narration et discours philosophique, à partir du deuxième chapitre, on peut vraiment accrocher... Et commencer à «se» comprendre.