La politique, c'est des hauts et des bas. Des retournements de situation aussi. Plus les gens sont avisés, plus ils l'admettent. Il y a un temps pour tout. Et rien n'est donné éternellement. Aujourd'hui, tout le monde a le regard braqué sur La Kasbah. Le chef du gouvernement a été désigné et investi en vertu de la feuille de route pour la sortie de crise. Celle-ci stipule expressément la dissolution pure et simple des ligues dites de protection de la révolution (LPR), en plus d'autres questions fondamentales. Ces dernières connaissent depuis peu un début de réponse. Des issues plus ou moins diligentes ou heureuses, au cas par cas. Mais la dissolution des LPR demeure en suspens. Sujette même à des controverses linguistiques et des approches biaisées. Lors de sa dernière interview donnée en début de semaine, M. Mehdi Jomâa s'est contenté d'effleurer la question, en parlant notamment de la légalité des associations et du contrôle de leur conformité à la loi. Le chef du gouvernement porte des gants sur la question. Le gant de velours cache-t-il, en l'occurrence, une main de fer? Difficile d'y souscrire. Mehdi Jomâa y va par la tangente. A l'instar de celui qui navigue à vue et louvoie à reculons. Parce que, précisément, il marche sur des œufs. Résumons. Il y aurait quelque 182 ligues dites de protection de la révolution. Seulement deux d'entre elles bénéficient d'une existence légale. Plusieurs hauts responsables prônent de recourir à la justice pour ordonner la dissolution légale de ces ligues apparentées à des milices, voire à des groupe de choc prêts à en découdre avec «les autres» à tout moment. Une autre approche dit que la justice ne saurait statuer sur la légalité de ce qui n'a précisément pas d'existence légale. Mais, grosso modo, c'est la première approche qui prévaut jusqu'ici. Cependant, la dissolution des LPR par le biais de la justice n'est guère une affaire qu'on pourrait boucler en deux temps et trois mouvements. Sous nos cieux comme ailleurs, la justice a ceci de particulier qu'elle est précisément procédurière. Les modalités et les formes y sont un élément capital des procès et litiges légaux. Et les voies de recours sont multiples. Il y a, certes, le double degré de juridiction, mais aussi l'opposition, l'appel, le pourvoi en cassation, la demande en révision du procès, le sursis à l'exécution, les astuces légales et une foule d'autres voies et subterfuges. En somme, les procès traînent généralement en longueur et s'alourdissent de procédures. Raison pour laquelle on dit souvent qu'un mauvais arrangement vaut mieux qu'un bon procès. Aujourd'hui, la question de la dissolution des LPR se pose avec acuité. De l'avis de maints experts et observateurs, il ne saurait y avoir d'élections futures tant que ces ligues existent encore. La position du Quartet ayant joué les bons offices et supervisant la sortie de crise est claire. Les LPR doivent impérativement être dissoutes. Le gouvernement y croit, lui aussi. Mais où, quand et comment ? Là interviennent les différends et les pommes de discorde. Les alliés des LPR — principalement le mouvement Ennahdha, le CPR et des partis à leur droite — jouent la temporisation. Ils misent sur l'effet d'usure, la lassitude et l'effet anesthésiant du temps. La bataille s'annonce rude, éprouvante. Elle n'est guère gagnée d'avance. Les coalitions contradictoires qu'elle ne manquera pas d'engager pourraient elles-mêmes jouer la surenchère et hypothéquer le consensus obtenu laborieusement en vue de la sortie de crise. On a déjà remarqué la prompte mobilisation de 25 constituants d'Ennahdha et du CPR en faveur d'Imed Dghij, dirigeant des LPR arrêté la semaine dernière puis écroué. Ils ont même sommé le ministre de l'Intérieur d'abréger la garde à vue ! Les mêmes élus étaient léthargiques, sinon complètement absents, suite à l'assassinat terroriste de Chokri Belaïd ou à la répression du soulèvement de Siliana à la chevrotine, tirée à bout portant sur les manifestants. Des voix s'élèvent cependant pour réclamer, encore une fois, le consensus. Le mouvement Ennahdha et ses alliés pourraient bien faciliter le processus de dissolution des LPR. Au lieu de s'agripper à ces groupes de choc en vertu de calculs électoralistes étroits, ils gagneraient à redorer leur propre image désormais profondément entamée. En jouant l'apaisement, voire les bons offices en vue d'une issue heureuse, Ennahdha et ses alliés gagneront en crédit et en crédibilité. La scène politique tunisienne pourra ainsi faire l'économie de conflits qui ne feront que creuser davantage les lignes de fracture et baliser le point de non-retour. Le maximalisme est facile, le compromis est un art du possible. Et tout comme il y a des conflits où tout le monde s'avère perdant, certains compromis font le bonheur de tous. C'est dire si, sur la question de la dissolution des LPR, Ennahdha fait face à un véritable dilemme.