Aujourd'hui, la violence est fragmentée. Des terroristes, des milices, des groupuscules et des troupes de choc de partis — ou d'alliances de partis — s'y adonnent en toute impunité L'arrestation, avant-hier, de Imed Dghij soulève des questions fondamentales. Elle est à la croisée de trois phénomènes au moins. En premier lieu, la dérégulation du marché de la violence en Tunisie depuis la révolution début 2011. Jusque-là, seul l'Etat détenait le monopole de la violence dite légitime. Certes, dans notre passé récent au cours des soixante dernières années, des milices ont bien vu le jour. Mais ce fut toujours exceptionnel et marginal, si ce ne furent le plus souvent des excroissances perverties de l'Etat-parti dominant. Aujourd'hui, la violence est fragmentée. Des terroristes, des milices, des groupuscules et des troupes de choc de partis — ou d'alliances de partis — s'y adonnent en toute impunité. La violence est diffuse, multiforme, inféodée à des coteries et réseaux secrets mais décidés. Elle est par ailleurs en partie liée au crime organisé et aux filières terroristes et de trafic d'armes, de drogue et de produits en tous genres. Idem de l'argent sale dont le blanchiment embrasse un très large éventail de supports. Deuxième phénomène et pas des moindres, l'irruption des ligues dites de protection de la révolution (LPR), liées à des partis de la place. Des sources concordantes estiment leur nombre à 182 ligues, dont deux seulement bénéficient d'autorisation légale. Les autres sont autoproclamées, mais sévissent quand même. Lesdites ligues sont intimement liées à des meurtres et des passages à tabac en règle de personnalités de l'opposition démocratique. Sans parler des menaces de mort et des attaques destructrices de sièges de la centrale syndicale, l'Ugtt, et de partis de la mouvance démocratique. Les artistes et gens des médias constituent également des cibles préférées de leur violence physique sur fond de harcèlement et de diabolisation soutenue. En toute impunité. En somme, la nébuleuse de partis de l'extrême droite aux penchants fascistes se dote d'un véritable bras armé via les LPR. Objectif, faire le coup de poing, intimider, terroriser, maintenir un fonds électoraliste auprès du lumpenprolétariat, des hooligans, du sous-prolétariat urbain et des couches sociales déclassées. C'est le même schéma des troupes d'assaut qui, en Europe, avaient caractérisé les pays aux dérives et évolutions fascistes. Ce fut le cas du Portugal, de l'Espagne, de la France, de l'Allemagne, de l'Italie, de la Pologne, de la Hongrie et de l'Autriche notamment. Les techniques des troupes de choc ont constitué le trait dominant des divers fascismes en Europe peu avant la Seconde Guerre mondiale. Sous nos cieux aussi, le bloc des conservateurs alliés d'une manière ou d'une autre avec le mouvement Ennahdha soutient les LPR. Des dirigeants de ces partis président leurs meetings, les haranguent volontiers, les caressent dans le sens du poil. Des miliciens d'Ennahdha et des LPR ont attaqué ensemble les locaux de l'Ugtt, le 4 décembre 2012. Un fait avéré de l'aveu même, écrit de surcroît, du ministre de l'Intérieur nahdhaoui de l'époque, M. Ali Laârayedh. Des partisans de la Troïka alors gouvernante avaient participé également à la marche qui s'était soldée par le lynchage à mort de Lotfi Naguedh, un dirigeant du parti Nida Tounès. Troisième phénomène enfin, le peu d'empressement du ministère de l'Intérieur dans le traitement des violences des LPR. Ils enfreignent la loi ? On ferme les yeux. Ils menacent ? On minimise. Ils s'attaquent aux personnes et aux biens, brûlent, saccagent ? Circulez, il n'y a rien à voir. Idem du manque d'entrain du nouveau gouvernement de Mehdi Jomâa dans la dissolution des LPR. Pourtant, c'est l'une des stipulations essentielles de la feuille de route en vertu de laquelle ce même gouvernement avait été investi. Le louvoiement prime. Les pressions secrètes ou non feintes des partis de la Troïka sortante aussi. D'ailleurs, tout au long de la journée d'hier, on a observé un drôle de manège. Des responsables et des constituants de partis de la Troïka sortante se sont mobilisés bec et ongles en faveur de la libération de Imed Dghij. Les lobbies de la constellation des partis liés aux troupes de choc des LPR bougent et s'agitent. Ils bougent à l'Assemblée constituante, dans les états-majors politiques, dans les milieux judiciaires et apparentés. Une délégation 25 constituants de ces partis, conduits par la vice-présidente Maherzia Laâbidi, s'est même rendue au ministère de l'Intérieur pour s'entretenir avec le ministre du cas Imed Dghij et demander sa libération. Les citoyens sont estomaqués. Lorsque Lotfi Naguedh avait été lynché à mort, lorsque les habitants avaient été massacrés à la chevrotine à Siliana, ces mêmes constituants s'étaient éclipsés. A la suite de l'assassinat terroriste de Chokri Belaïd, dirigeant du Front populaire, lesdits constituants et d'autres personnes n'avaient guère donné de la voix. Cela en dit long sur ce qui tient particulièrement à cœur à certains députés constituants et à leurs partis. Reste l'épreuve de vérité tant pour le ministère de l'Intérieur que pour la magistrature. Appliquera-t-on la loi en toute souveraineté ? Est-ce la fin de l'impunité ? Ou en revanche piquera-t-on, encore une fois, tête en avant dans ce qui est digne d'une sous-république bananière ? Les prochaines heures seront cruciales par cet examen qui engage tant les institutions que les consciences.