Par Ilia TAKTAK KALLEL, Enseignante-chercheure à l'ESC Tunis (Université de La Manouba) Le visage sous lequel se présente cette année la Coupe du monde est inédit sous plusieurs aspects. Outre le fait qu'elle se déroule pour la première fois sur une terre africaine et sur fond persistant de vuvuzela, les surprises en cascades qu'elle n'arrête pas de réserver interpellent, non seulement sur le terrain de l'analyse sportive, mais également et surtout sur celui de l'analyse économique. Car au-delà du fait d'être le sport le plus populaire au monde, le football est également un business gigantesque (ceci expliquant probablement cela). On pourrait croire, au regard des sommes faramineuses qui continuent à être en jeu dans le football, que la crise n'est pas passée par là. Pourtant, une analyse plus fine montre qu'il n'en est rien. La crise est bien passée par là. En témoigne la forme discutable dans laquelle les équipes européennes sont arrivées à cette compétition. En témoignent également les responsabilités exacerbées dès lors qu'il y a échec ou succès mitigé : joueurs, sélectionneurs et mêmes fédérations sont interpellés, les uns pour leur jeu et leurs motivations, les autres pour leurs compétences techniques et managériales, et l'on aura peut-être remarqué que la terminologie de gouvernance a été jetée sur le tapis cette année. C'est qu'en temps de crise, il faut soit maîtriser les rémunérations (ce qui risque de freiner la motivation des joueurs), soit jouer la carte de la productivité massive à rémunérations égales (ce qui donne à l'arrivée des équipes nationales avec de grandes vedettes du football, mais des vedettes lessivées). Dans les deux cas, le souci de défendre corps et âme les couleurs nationales en prend un sérieux coup. En face de ces équipes européennes colossales de par leurs moyens matériels et leurs réputations, certains outsiders ont fait la surprise cette année et, tout en brouillant les cartes des pronostics, elles ont donné une bonne leçon de l'acharnement et de la force de motivation qui peuvent parfois compenser les moyens matériels. Mais les grandes gagnantes de la présente édition de la coupe du monde semblent être les équipes sud-américaines. L'explication, si explication il y a (mais dès lors que l'on se positionne sur le terrain d'analyse du football professionnel, il ne devrait plus y avoir de place pour le hasard !), semble résider dans une espèce de combinaison entre une conception dominante du jeu qui reste artistique, tout en ne niant pas l'importance du professionnalisme et de la technicité ; d'un jeu d'équipe qui reconnaît l'importance des individualités et de l'improvisation tout en gardant à l'œil l'enjeu collectif et la synergie d'ensemble; d'une forte identification nationale ; de la persistance d'un forte dominante sentimentale à l'égard de ce sport…, et d'équipes sportives qui, malgré tout, sont arrivées en assez bonne forme physique parce qu'elles n'ont pas été malmenées tout au long des saisons par des dizaines de matchs. A notre sens, il y a incontestablement dans ces différents constats d'importantes leçons managériales et stratégiques à tirer, mais également une cascade d'interrogations pour les organisations footballistiques (équipes, fédérations) voire pour les nations‑: en l'occurrence, les équipes des pays en développement ont-elles intérêt à vendre au plus offrant leurs meilleurs éléments et à continuer à faire profil bas dans les grandes manifestations mondiales, aggravant ainsi leurs propres inégalités et contribuant à renforcer leur propre sentiment d'infériorité face aux équipes occidentales ? Et ces dernières ont-elles intérêt à développer des compétences en interne ou à les sous-traiter sur le marché mondial ? Comment concilier contraintes économiques et de résultat pour les clubs et unité et sentiment d'identification fort envers la nation ? En d'autres termes, comment éviter — ou minimiser — les dérives de la mondialisation du marché du football ? Sur le plan managérial, comment promouvoir et encourager les individualités porteuses de hauts potentiels sans exacerber les individualismes et entraver les capacités collectives ? Comment amener les meilleurs et les plus mûrs à transmettre leurs savoir-faire aux plus jeunes ? Sous l'angle de l'analyse stratégique, comment les grandes équipes (qui s'apparentent à de grandes entreprises, ayant les avantages des moyens financiers, de l'organisation et de la capacité d'opérer des économies d'échelles) peuvent-elles cumuler ces avantages et ceux des petites structures (flexibilité, créativité, forte dimension interpersonnelle dans la coordination entre les membres) ? On le voit, comme toutes les entreprises, les organisations footballistiques sont aujourd'hui à un tournant qui les oblige à se repositionner, à faire des choix, à adopter des business models et à se recomposer en interne. Comme toutes les entreprises, ces organisations doivent également (ré)inventer une combinaison originale et unique entre art et technique.