Jamais jusqu'ici dans l'histoire de ce pays, marqué par cinquante-cinq ans d'autoritarisme, les journalistes n'ont eu l'opportunité de tisser des relations de confiance avec le public. Libres aujourd'hui, sauront-ils relever ce défi en mettant en avant leurs principes déontologiques ? Tout au long de ce dernier demi-siècle de dictature, la plupart des médias tunisiens ont incarné la voix des autorités politiques. «A partir des années 60, l'information devient un instrument du pouvoir, au service de ses objectifs : assurer ‘‘l'unité nationale'' et ‘‘servir le développement'', écrit Larbi Chouikha, politologue et professeur à l'Institut de presse dans le Hors-série de La Presse sur les médias (mai 2012). La déontologie étant l'autre versant de la liberté d'expression, certains de nos confrères ont, pendant le règne de Bourguiba et surtout de Ben Ali, diffamé abondamment, désinformé allégrement, propagé librement mensonges, publicité et propagande. Puis surgit la révolution ! Avec la tombée subite des interdits, des journalistes ont eu comme l'impression de perdre la boussole. On s'interrogea alors : - «Jusqu'où peut-on aller désormais ?» - «Quelle peut être notre identité aujourd'hui ?» - «Quelle ligne choisir ?» On avait oublié au gré des années de plomb les bonnes pratiques du métier... Scoops, buzz, «révélations» et «infotainment» On avait oublié le rôle «d'acteur social» du journaliste, selon la formule d'Alain Rollat, ancien membre de la rédaction en chef au journal Le Monde. Pour ce formateur à l'Ecole supérieure de journalisme de Montpellier, expert indépendant de l'Union européenne, en mission de formation à la déontologie dans les pays du Maghreb : «Le journaliste est au service du droit des peuples à une information honnête, véridique, authentique. Son métier consiste d'abord à fournir aux autres des renseignements exacts et des explications claires. C'est cela sa mission primordiale : le journaliste digne de ce nom, c'est, avant tout, un diseur de vérités. Vérités au pluriel, car la vérité absolue n'existe pas...». Dans ce nouveau contexte de transition démocratique, marqué par une liberté inédite de la parole et de la pensée, une actualité mouvementée, tumultueuse et une situation politique compliquée et confuse, une pluralité d'entreprises médiatiques, souvent dépourvues de traçabilité et de transparence financière et politique, surgit subitement de l'ancien monopole officiel de l'Etat. Et les médias découvrent du coup les lois qui régissent le secteur lorsqu'il subit le diktat de l'audimat et de l'urgence : les scoops, les «buzz», les « révélations», le sensationnel, «l'infotainment» (un genre hybride où l'on traite des sujets gravissimes avec une insoutenable légèreté), la concurrence, la sanction du plébiscite... Bannir les manipulateurs et les escrocs de la politique Sert-on réellement le public et l'aide-t-on à déchiffrer les méandres de la vie publique tunisienne en donnant ouvertement la parole à des manipulateurs, des mercenaires, des gens haineux, des escrocs de la politique, tels Adel Al Elmi, Khemaiss Majeri ou Bahri Jelassi ? Sans, en plus, que le journaliste ne tente de les interrompre, ou de les mettre face à leurs flagrantes contradictions ? Rien n'excuse d'offrir à ces figures des tribunes et surtout pas la liberté d'expression ! Car le journaliste est appelé à porter toujours une conscience aiguë de l'impact de ses mots et de ses images sur le public. Les réflexes de la méfiance critique et d'une certaine «distance de sécurité» l'aident beaucoup dans cette difficile tâche : résister aux sirènes de la démagogie et de la propagande politique. Sa mission consiste à analyser, à organiser, à recouper, à «contextualiser» et à hiérarchiser l'information, notamment lorsque, face à la révolution Internet, elle déborde de toutes parts. Mettre du sens dans la profusion de l'information consiste également à partir sur le terrain du reportage et de l'investigation, pour revenir avec une matière vibrante de vie et de vérité. Enquêter sur une des questions clés du débat public ne se conçoit pas, pour les bons professionnels, sans le respect de la déontologie du métier : ne pas tremper sa plume dans la vie privée des gens, protéger ses sources les plus fragiles, s'ouvrir sur les divers points de vue, s'interdire le plagiat, la calomnie, la diffamation, éviter à tout prix de mélanger les faits et les commentaires... « Bien sûr, parfois, le public a besoin que le journaliste lui expose son point de vue personnel et le journaliste lui livre alors son commentaire. Mais commenter l'actualité n'est pas une tâche prioritaire pour les professionnels de l'information. De toute façon, quand le public est éduqué, il n'attend pas que le journaliste lui dise quoi penser ; il attend de lui les informations et les analyses qui lui permettent de se faire sa propre opinion », explique Alain Rollat. La liberté d'expression reste l'acquis le plus important de l'après-14 janvier 2011. Une occasion en or pour signer un contrat de confiance entre les journalistes tunisiens et leurs publics. Les professionnels des médias en sont-ils réellement conscients ? Rien n'est moins probable...