Par Olfa BELHASSINE Le processus révolutionnaire, qui s'est déclenché des entrailles de la Tunisie plusieurs jours avant le grand soulèvement du 14 janvier 2011 privilégie un état de transe quasi-général. La machine Ben Ali a basculé dans le vide en si peu de temps… Même si nous n'avons pas encore pris le recul nécessaire pour passer à la saison des bilans, il est urgent de faire le point sur cette chape de plomb, qui a étouffé toute une profession. Révéler, dévoiler et dénoncer les diverses stratégies fomentées dans les alcôves des palais par l'ex-président de la République et ses conseillers pour qu'un métier d'expression devienne un métier de silence est aussi une manière de nous prémunir contre un retour de manivelle. J'ai rejoint en 1989 l'équipe du quotidien La Presse (journal fondé en 1936) et je voudrais témoigner de la perversité des mécanismes de la censure que nous avons subie nous autres journalistes de ce minuscule pays d'Afrique du Nord, sauvé par sa laïcité, le Code du statut personnel de ses femmes institué à l'époque de Bourguiba. Et par la modernité diffusée au sein de ses institutions au temps des beys réformateurs, dès le début du dix neuvième siècle. Bâillonnés ? Nous l'avons toujours été même au début du «changement du 7 Novembre». Le nouveau président avait très vite trouvé ses marques, érigé ses interdits, installé ses hommes à la tête des médias officiels et pseudo-indépendants. Il avait toutefois laissé des brèches, qui nous permettaient de glisser, bon an mal an, des enquêtes et des reportages explorant les profondeurs du monde rural, les arcanes de la ville de Tunis et les bas-fonds de ses tentaculaires ceintures périphériques. Au début des années 90, Ben Ali crée la Fonds national de solidarité 26 26. Selon la propagande officielle «les zones d'ombre deviennent grâce à cet acquis des zones de lumière». Désormais, même le meilleur équilibriste évoluant sur la corde raide de la censure, ne pouvait plus passer une seule ligne sur les catégories sociales marginalisées par un partage peu équitable des richesses du pays. Ceux qui ont continué à ramener des articles trempés dans un esprit critique, écrits pour tenter au quotidien «l'aventure du vrai», selon l'expression du journaliste Jacques Derogy, ont affronté une stratégie de l'humiliation. Leurs papiers étaient taxés d'«impressionnistes», lorsqu'on ne les jugeait pas «déséquilibrés», «subversifs», «litigieux». Bref, les journalistes les plus engagés dans un contrat moral avec leurs lecteurs, les plus pétris des règles déontologiques devenaient «incompétents» et «défaillants». Parallèlement à la démultiplication des mercenaires de la plume, courroies de transmission de la propagande du régime, Ben Ali prenait la parole régulièrement pour « exhorter » les journalistes à dépasser leur réflexe d'autocensure et de « se mettre au niveau de l'évolution économique et sociale du pays ». En fin stratège de la manipulation, il a réussi à remonter une partie de l'opinion publique contre les journalistes. Nous devenions les boucs émissaires de la République. Ses parias. Ses P… Plus rien n'échappait aux ciseaux des responsables de la presse, même pas les informations institutionnelles ou les articles sur la météo. Les textes étaient tellement charcutés que leurs auteurs ne les reconnaissaient plus. Les anecdotes racontant la bêtise des censeurs, notamment lorsqu'ils s'emmêlent, les ciseaux abondent. Un collectif de journalistes de La Presse a relevé quelques bourdes dans un rapport sur la situation du journal publié en 2008 sur Internet. En voici un exemple : un reporter du service sport écrit : «Pour le public, peu importe qui se trouve à la tête de l'équipe nationale, l'important ce sont les résultats», il découvre le lendemain, avec consternation, la version «corrigée» de sa phrase : «Le public qui est à la tête de l'équipe nationale, veut des résultats.» Le journal en entier prenait l'allure d'un corps anémique, sombrant au gré des années dans la dépression. Abdelwahab Abdallah, le Raspoutine tunisien, en maître de la désinformation distribuait à l'opinion des tranquillisants. Ce sinistre et très proche conseiller du président s'impliquait même dans le choix des photos de la une ; ses instructions pleuvaient de partout. Certains à force de consigner des sujets rêvés d'articles dans un petit carnet caché au fond de leurs poches, qu'ils remettaient à une autre vie ont fini par changer de métier. A la secrète satisfaction du pouvoir, la profession se vidait de sa moelle épinière, de ses forces vives, de ses intelligences. «C'est la respiration d'un pays qui s'arrête quand l'information cesse d'être libre», disait la journaliste Françoise Giroud. Nous avons longtemps été empêchés par ces diverses manœuvres d'intimidation, d'humiliation, de marginalisation et de chantage à accomplir notre mission d'historiens engagés du quotidien. Que d'évènements majeurs passés sous silence‑! Que de scandales économiques étouffés ! Que de persona non grata pour le pouvoir disparues sans nous laisser aucune interview, aucun témoignage ! Aujourd'hui la parole se délie. Les médias locaux vivent depuis près d'un mois leur révolution, leur printemps, leur délivrance dans un climat d'euphorie mêlé, il faut l'avouer, d'une perte subite des repères‑: la liberté demande un certain temps d'adaptation. Il serait salutaire pour toute la profession, vu les graves préjudices subis, que les commissions d'enquête instaurées par le nouveau gouvernement pour établir la vérité sur les malversations, la corruption et les dépassements commis par le système Ben Ali, fassent aussi la lumière sur l'état de l'information de ces vingt dernières années. Ce fut probablement une des époques les plus sombres de l'histoire des médias contemporains. Nous voulons des gages pour l'avenir. Le Code du statut personnel tunisien, texte juridique le plus favorable à l'égard de la gente féminine en terre d'Islam a bien redonné leur dignité aux femmes…et aux hommes. Pour la presse, nous voulons un code aussi avant-gardiste et aussi émancipateur, qui serait notre bouclier contre l'injustice et l'abus de pouvoir. Contre le silence