Kora Andrieu est philosophe politique. Elle est l'auteur de «La justice transitionnelle, de l'Afrique du Sud au Rwanda» (Editions Gallimard). C'est en sa qualité d'experte associée au bureau du Haut-commissariat aux droits de l'Homme à Tunis qu'elle a suivi le processus de la justice transitionnelle en Tunisie. Comment, à votre avis, peut-on définir le concept de justice transitionnelle ? — Il s'agit de l'ensemble des mesures et mécanismes juridiques et autres par lesquels une société va faire face à son passé. Un passé lourd d'atteintes aux droits de l'Homme. Comment l'affronter ? Essentiellement par la recherche de la vérité, mais aussi la reddition des comptes, les réparations et les réformes des institutions. En faisant face à son passé, on contribue à promouvoir un avenir meilleur, c'est là où réside la particularité de la justice transititionnelle. Le Sud Africain Desmond Tutu disait : «On veut bien tourner la page, mais nous aimerions voir ce qui a été écrit dessus avant de le faire». Mais il ne faut pas se leurrer, le traitement du passé et la garantie de non-répétitions des violations peuvent prendre beaucoup de temps, ils se déroulent parfois sur des générations. D'autre part, il faut faire très attention avec le terme «réconciliation». On espère toujours que c'est sur quoi aboutira la justice transitionnelle. Or ce n'est point un objectif mesurable, ni direct. La réconciliation n'est pas non plus d'ordre politique, elle s'inspire de l'acte de pardonner et relève du registre privé. L'objectif le plus direct à mon sens réside dans la reconnaissance des souffrances et des violations passées. C'est ce qui permettra de rétablir la confiance des citoyens entre eux et des citoyens vis-à-vis de leurs institutions. L'assainissement fait partie de cette démarche. Mais n'y a-t-il pas une dimension revancharde dans « l'assainissement», qui rappelle quelque part l'ancien projet de « loi d'immunisation de la révolution » soumis à l'ANC par le CPR ? — Pas forcément. C'est vrai que le terme n'est pas très beau ! Il découle de l'idée de la «lustration» en Pologne. Les Polonais sont partis d'une démarche plutôt intéressante : ils invitent les candidats aux élections et tous ceux briguant un poste dans la fonction publique à remplir un formulaire sur leur collaboration ou pas avec la police politique de l'époque communiste. La déclaration est par la suite rendue publique. La collaboration n'entraîne pas de sanctions, on laisse aux citoyens la liberté de voter ou pas pour les personnes. C'est le mensonge qui condamne un candidat à une exclusion pendant dix ans du poste convoité. C'est une démarche plus inclusive que la loi de l'immunisation de la révolution, qui vole aux citoyens leur droit au choix. Par contre, dans l'assainissement, on punit le fait d'avoir menti sur son passé et non pas le passé lui-même. L'assainissement consolide le processus de la vérité et incarne une manière de vérifier l'intégrité et la compétence des candidats à des postes clés de la fonction publique, dans la magistrature, la sécurité, les médias... La justice transitionnelle peut-elle apaiser les souffrances d'une société qui sort d'un système répressif et autoritaire vieux de plus de 55 ans ? — La justice transitionnelle n'est pas une formule magique. Mais elle peut représenter un mécanisme pour regarder en face son passé. En Tunisie, nous remarquons, notamment lors de nos missions dans les régions, à l'intérieur du pays, une grande soif de dire parmi les victimes. Si l'Instance vérité et dignité pouvait offrir un forum à tous ceux qui portent cette soif de parole à cause de leurs souffrances liées au passé, cela permettrait d'apaiser pas mal de choses et de reconnaître la pluralité des mémoires. Mandela disait que les victimes étaient des voix, des voix qui ont été étouffées pendant plus de 50 ans. Actuellement en Tunisie, le pays vit en plein processus de transition politique, il faudrait se dire : «Faisons une pause, écoutons maintenant les victimes et reconnaissons-les. Oui, c'est arrivé. Oui c'était mal. Rétablissons les normes morales ». Si à côté de cela, on pouvait présenter également une forme de réparations financières ou au moins symboliques aux victimes, on aurait atteint quelques-uns des objectifs de la JT. Car il ne faut pas s'attendre à ce que tout le monde reçoive 50.000 dinars. Il faudra revoir les attentes à la baisse également concernant les procès : comment prouver par exemple un cas de torture qui date des années 50 ? Que la loi sur la justice transitionnelle ait été publiée trois ans après la révolution, n'est-ce pas déjà trop tard pour amorcer le processus ? — Non, d'ailleurs dans d'autres pays comme le Brésil, le processus a commencé trente ans après les changements politiques. La longueur correspond aussi au temps qu'il faut pour instaurer une légitimité de la JT, pour donner la possibilité à la société civile, comme ce qui s'est passé en Tunisie, pour rédiger une loi, qui a été certes modifiée par la suite, pour les débats à l'ANC. Déclencher le processus dès le lendemain de la révolution aurait été prématuré : les morts étaient encore chauds et les esprits pas encore apaisés. L'attente n'est pas forcément négative à condition de préserver les documents du passé et de prévoir un fonds pour les besoins urgents des victimes. En Tunisie, bien avant l'adoption de la loi sur la justice transitionnelle, on a commencé à avancer des chèques aux victimes. A-t-on commencé par l'autre bout de la chaîne, à savoir les réparations ? — Oui, il y a eu un problème d'ordre logique. Puisque d'après le décret n°1 de février 2011 sur l'amnistie générale et la réhabilitation professionnelle des prisonniers politiques et le décret 97 d'octobre 2011 sur les martyrs et blessés de la révolution, on a commencé très tôt à promettre des réparations sans savoir exactement qui sont les bénéficiaires, quel était leur nombre et quelles étaient les ressources prévues par l'Etat pour cet objectif. Le décret 97 a généré, d'une part, une multiplicité de listes de victimes et, d'autre part, les cantonne dans une courte période, du 17 décembre au 14 janvier, il a ensuite étendu sa couverture aux martyrs du bassin minier de 2008. Mais, et comme cité plus haut, les victimes sont parfois dans l'urgence et ne peuvent pas attendre cinq ans pour que l'Instance vérité leur donne leurs droits. Il y avait également à ce moment-là de fortes pressions politiques, qui étaient à l'origine de ces lois. Les chèques sont-ils une manière de faire prévaloir le silence sur un passé qu'on n'a pas trop envie d'ouvrir ? — Une vraie réparation ne peut qu'être à la fois matérielle et symbolique. Et un chèque qui n'est pas accompagné de mesures de dévoilement de la vérité et de reconnaissance ne vaut pas réparation. C'est en effet une manière d'acheter le silence des victimes. Un exemple auquel je pense souvent est celui du Maroc. Il est vrai que dans ce pays beaucoup de réformes ont été instituées après les années de plomb. Mais les victimes n'ont pas eu le droit de citer les noms de leurs bourreaux. La violence est restée anonyme. Par contre, elles ont reçu des réparations. Dans beaucoup d'autres pays comme en Argentine où les grands-mères de la Place de Mai refusent les réparations, on ne veut pas troquer la vérité et la justice contre des chèques. Des familles de blessés de la révolution sont également dans ce même cas. Probablement à cause des deux décrets promulgués trop vite, le débat sur la justice transitionnelle s'est concentré sur les réparations. Ce qui l'a faussé et politisé à l'excès, tout en entraînant une fragmentation des victimes et une concurrence entre elles selon leur appartenance politique : victimes islamistes, du mouvement Perspectives, de Barraket Essahel, de la révolution... Ces enjeux montrent à quel point la justice transitionnelle n'est pas qu'une affaire de droit. Elle tourne autour de questions fondamentales liées à l'identité, à la mémoire et à un choix de récit sur le passé. Tout le travail de l'Instance vérité et dignité consistera à défragmenter ces catégories afin de créer une force de réconciliation. L'Instance vérité et dignité a été mise en place hier officiellement. Sera-t-elle à l'abri d'une instrumentalisation politique ? — Il y a toujours un risque dans ce sens. Pour le prévenir, il faut donner à cette instance les moyens de son indépendance. Il faudrait que la société civile poursuive, malgré les réticences qu'elle a exprimées vis-à-vis de cette structure, son rôle de monitoring et de surveillance. Mais malgré le pessimisme ambiant et l'amplitude de son mandat, l'Instance part avec beaucoup d'atouts. Et si elle ne fait pas l'unanimité, c'est quelque part par manque d'un Mandela en Tunisie.