C'était vendredi soir au JT de la première chaîne. Croyant bien faire, les journalistes nous transportent dans le saint des saints ; le bureau du mufti de la République, où ce dernier semblait très affairé. Téléphone à l'oreille, il prenait des notes. Devant son bureau, une (petite) brochette de personnalités. L'envoyé spécial de notre télévision nationale nous apprend que le mufti est en train de contacter les différentes régions de la Tunisie pour vérifier l'apparition du nouveau croissant lunaire. La scène se répète car notre TV se veut au cœur de l'événement. Tout cela donne une impression de suspense et d'affairement. On fera même un crochet par la colline de Sidi Belhassan où de nombreux Tunisiens sont réunis pour observer par eux-mêmes la nouvelle lune. Le problème c'est que la science avait déjà annoncé qu'il sera impossible de voir le nouveau croissant. Ni en Tunisie ni dans n'importe quel autre pays du Maghreb. Quelle problématique cela pose? Un petit rappel historique. Au début des années soixante-dix, une réunion panislamique, tenue en Turquie, avait pris la décision d'adopter le « calcul » pour la totalité du calendrier lunaire musulman. Du jour au lendemain, la Tunisie (qui faisait partie des pays ayant respecté cette décision) a adopté un calendrier où toutes les fêtes religieuses étaient connues à l'avance. Des voix ont alors commencé à s'élever pour expliquer que la « vision » (arro'ya) ne pouvait en aucun cas être remplacée par le calcul. Les premiers groupes qui donnèrent plus tard naissance au MTI (Mouvement de la tendance islamique) puis à Ennahdha firent de cette question l'une de leurs premières revendications. Un marqueur de leur différence et l'expression d'une forme de résistance à un régime accusé au moins d'être laïque. On avait vu à l'époque, des groupes se revendiquant donc de cette mouvance, suivre les décisions saoudiennes concernant le Ramadan et l'Aïd. Par exemple, mangeant ou effectuant ostensiblement la prière de l'Aïd lorsque les deux calendriers, tunisien et saoudien, ne coïncidaient pas. C'est Ben Ali qui a rétabli l'observation humaine et donc ce rituel consistant à se réunir la «nuit du doute», pour observer l'apparition du nouveau croissant. Ce que dit l'astrophysique. Les progrès de l'astrophysique permettent aujourd'hui de concilier très souvent la science et la religion. Dans les années soixante-dix, le calcul adopté dans certains pays musulmans, dont la Tunisie, se basait sur la naissance de la nouvelle lune. Aujourd'hui, l'astrophysique permet non seulement de prévoir la naissance du nouveau croissant, mais également quand est-ce qu'il est observable, à l'œil nu ou avec des instruments d'optique. Après sa naissance, le croissant est invisible à l'œil nu pendant au moins quinze heures. Des cartes sont publiées, jour par jour, montrant l'état de la lune et la possibilité, selon les régions, de l'observer ou non à l'œil nu. Par exemple, si un croissant naît vers 8h du matin, comme ce fut le cas vendredi dernier. Quinze heures après, il devrait être observable. Donc, vers 23h. Mais ce ne fut pas le cas, car il s'est couché en même temps que le soleil. La science a donc prévu que ce jour-là, avec certitude, le nouveau croissant ne pourra pas être observé ni en Tunisie ni dans toute l'Afrique du Nord. Dans certains cas, assez rares, il y a incertitude en matière de visibilité : par exemple lorsqu'un pays se situe à la lisière de deux zones, l'une de faible probabilité de visibilité et l'autre d'impossibilité de visibilité. Dans ces cas, rien ne peut remplacer la vision humaine. A condition que celle-ci soit effectuée dans les règles de l'art. Or, nous savons que l'observation, dans une majorité de pays musulmans, n'est pas organisée avec la rigueur nécessaire. En conclusion, la science permet désormais de savoir. L'homme «musulman» préfère encore voir, même s'il sait au préalable. Or, entre le «savoir» et le «voir», c'est toute une dialectique, deux manières de faire, deux relations au monde, deux manières de concevoir notre relation à la nature. Romdhanekom Mabrouk