Par Raouf Seddik Il existe en philosophie une vieille querelle autour de la question du mal : est-ce la simple absence de bien, comme l'affirme une tradition venue de Platon et de saint Augustin, ou y a-t-il un mal radical, un mal qui porte en lui son propre projet, pour ainsi dire, comme le soutiendra Emmanuel Kant ? Le méchant n'est-il finalement qu'un ignorant ou n'est-il pas, tout au contraire, la manifestation d'une intelligence : une intelligence qui est tout aussi diabolique qu'incontestable ? Laissons à ceux que ça intéresse le loisir de ronger cet os... La philosophie se résume, n'est-ce pas, en quelques os qui ont résisté aux mâchoires de la réflexion à travers le temps. Notre propos est seulement, à partir de cet exemple, de suggérer une analogie avec la question de l'oubli. Le problème serait le suivant : l'oubli n'est-il que la face cachée de la mémoire ou n'est-ce pas plutôt le lieu d'une résistance farouche à toute remémoration ? C'est Nietzsche qui parle quelque part de cet oubli utile, celui qui nous préserve de la présence dans notre conscience de la totalité brute du passé vécu. L'oubli, en ce sens, correspond à un savoir-faire et, nous dit le philosophe, il faut savoir oublier... Il y a des choses à évacuer pour les besoins de l'action. On les range dans les réserves souterraines de notre conscience parce que, juge-t-on, telle est leur juste place... L'homme moderne, qui doit sans cesse faire l'épreuve du chaos dans sa vie, est un homme qui est tenu de produire de l'ordre. Cela commence peut-être par sa mémoire ! Et mettre de l'ordre, c'est aussi choisir ce qui doit être remisé ! Cette conception de l'oubli laisse donc penser que l'homme est capable d'exercer un pouvoir sur sa mémoire, en décidant de ce qu'elle doit garder à la lumière du jour et de ce qu'elle doit laisser dans l'ombre. Peut-être est-ce là un privilège du «Surhomme»... Car, depuis Freud surtout, nous savons que ce qui se loge dans les ténèbres de l'oubli, ce n'est pas toujours quelque chose que nous y avons mis en toute liberté, c'est quelque chose qui y a été mis sous la menace d'une coupure affective. Cette trouvaille du père de la psychanalyse, du reste, est corroborée par les travaux des ethnologues, avec le thème du «tabou»... Le non-respect du tabou dans les sociétés dites «primitives» expose l'individu à une sorte d'excommunication sociale, qui est l'analogue de l'excommunication affective de l'enfant dans sa relation avec ses parents. L'oubli n'est donc pas ici une simple éclipse, une sortie insensible du champ de la conscience, comme beaucoup de souvenirs d'enfance qu'on retrouve soudain à l'occasion de telle ou telle rencontre : c'est le fait d'un «refoulement», avec toute la violence que peut évoquer le mot. Le souvenir est banni. Comme incarcéré dans une citadelle dont il ne lui est pas permis de sortir... Nous sommes là sur le terrain de la psychopathologie. Or, ce qu'il faut ajouter à ce propos, c'est que le souvenir n'est pas seulement repoussé dans l'oubli par le sujet : souvent, sa résurgence inopinée est accueillie par une attitude de pure et simple dénégation. Comme si ce dont il est le souvenir n'avait jamais existé... Une mauvaise foi, en un sens, mais avec ceci de particulier qu'elle s'ignore elle-même en tant que telle : elle feint d'ignorer en ignorant qu'elle feint ! Cest ainsi que le danger de l'excommunication affective au sein de la famille peut générer une psychologie synonyme de tyrannie à l'égard du passé, puisqu'il s'agit, en effet, de vouer au néant certains souvenirs : non seulement de leur interdire d'exister, mais d'empêcher tout recours par... l'oubli de l'oubli. Comment la mémoire peut-elle déjouer un tel oubli ? C'est le secret de toute psychothérapie qui, cependant, ne saurait atteindre son but sans troquer dans l'âme du sujet l'ancienne peur d'être affectivement dégradé contre l'amour de la vérité... Puisque la vérité de soi est intimement liée à la vérité de son passé.