Compromis par un usage abusif, le concept de cette doctrine mystique d'inspiration musulmane gagne à être précisé. Depuis quelques années, on assiste à une augmentation du nombre de troupes de chants liturgiques, «inchad dini» ou «soulamia». Des chants incantatoires ou psalmodiques récités sur un ton monocorde et sans inflexion de voix. Il faut croire que c'est dans l'air du temps, avec le regain de religiosité dans la société. Cependant, nous assistons aujourd'hui à une surabondance de troupes qui pratiquent ce genre de musique et qui, pour la plupart, ignorent tout de l'art de la «tilawa» (récitation). La tilawa connaît deux modalités : le tartil et le tajwid. Le premier terme désigne un type de lecture non répétitif, rapide, aux ornements et aux silences limités, ne mettant pas en valeur un verset par rapport à un autre. Le mot tajwid, lui, désigne un ensemble de dispositions visant à la juste prononciation des phonèmes du texte sacré. Dans le dhikr (remémoration du nom du divin), les chants semi-composés alternent avec des interprétations mélodiquement improvisées où il est question d'éloges du Prophète ou de ses saints et aussi d'ibtihalat (supplications adressées à Dieu). La psalmodie ornée a longtemps été combattue par l'autorité religieuse de la Zitouna dans les années 1930. En gardienne de l'orthodoxie, la Zitouna s'est longtemps opposée à toute modification de l'esprit dans lequel est menée la tilawa. A partir des années 1960, le chant religieux a connu une évolution comparable à celle du domaine profane. Les psalmodies du «munchid» (récitant) égyptien Abdelbasset Abdessamad sont pour beaucoup dans cette version modernisée du chant. De nos jours, on note dans les troupes de soulamia une nette tendance à multiplier de discrètes références musicales au répertoire de variété et aux tubes en vogue. Ce qui constitue un sacrilège aux yeux des puristes. La nature substantielle du soufisme Venons-en à présent au soufisme, tel qu'il est pratiqué principalement en Iran, en Turquie et dans les anciennes républiques musulmanes de l'ex-URSS. Le soufisme est la réalité mystique de l'Islam essentiellement chiite. Un maître persan du XIVe s. a pu dire qu'un vrai soufi est un chiite, et qu'un vrai chiite est un soufi. Cette doctrine a connu ses éminentes sommités aux XIIe et XIIIe s. avec Faridoddine Attar, Shihaboddine Sohrawardi, Saadi, Mezami et surtout Jalaloddine Rûmi et au XIVe s. avec Hafiz. Présentées sous forme philosophique ou à travers des poèmes, les doctrines soufies sont d'une grande diversité. Elles comprennent la psychologie spirituelle, la connaissance des états initiatiques, la cosmologie, les sciences de l'alchimie et de l'astrologie et une métaphysique qui, s'abîmant dans le mystère divin, voit plus loin que la théologie classique. La sagesse soufie n'est pas le fruit d'un raisonnement, mais d'une vision contemplative que le soufi acquiert au fur et à mesure de sa progression spirituelle. Les enseignements soufis reposent sur un même corpus de vérités premières. Dieu seul est réel, alors que le monde et l'ego sont des illusions. Mais si le monde n'est qu'une ombre de l'Infini, il est également un symbole de l'Invisible. La création est à la fois un voile qui cache Dieu, et un vitrail qui révèle sa Lumière. Entre la réalité terrestre et l'Unité divine, il y a une multitude de mondes, semblables à des rideaux cachant la lumière éternelle. La théologie chiite met souvent l'accent sur la nature inaccessible de Dieu, alors que le soufisme révèle son immanence : la vérité ultime est la proximité de Dieu. Issu de Dieu, l'homme est appelé à revenir à son Origine : l'existence est un voyage de Dieu à Dieu. La religion révélée, avec ses rites et ses lois, est le seul moyen de vivre en conformité avec la nature suprême de l'homme et avec Dieu. Toutefois, si la religion est un moyen de sainteté, elle n'est pas une fin en soi. Les soufis l'approfondissent jusqu'à la dépasser par l'union à Dieu. Musulman, le soufi sait aussi que Dieu est le soleil de tous les rayons. Aussi, peut-il voir toutes les religions comme autant de paroles de Dieu, autant de chemins vers l'Unité. Pour la tradition soufie, le cosmos terrestre est l'écorce visible d'une réalité infinie et le premier échelon d'une hiérarchie d'univers immatériels, spirituels ou divins. La réalité suprême est l'Unité divine, qui est ineffable, inexprimable, inconnaissable. Transcendante, elle embrasse aussi tout ce qui est et existe. Eternellement, l'Unité donne naissance à sa propre Connaissance, à sa propre intelligence d'elle-même, que les mystiques et les philosophes symbolisent par le Calame, le Trône, l'Esprit premier ou la Lumière mohamedienne. Cet Intellect divin contient les 99 noms de Dieu, généralement donnés par le Coran. Ils définissent les attributs, les qualités et les activités exprimables de l'Absolu, telles que la Puissance, la Miséricorde, la Sagesse, l'Omniscience, la Royauté ou la Créativité. Par son Intellect, Dieu crée les sept cieux (le monde angélique), le monde immatériel des âmes, la terre, l'enfer. Dans la conception des Iraniens Farabi et Avicenne, l'Intellect divin donne naissance à neuf intelligences et à neuf âmes célestes. Leur hiérarchie est symbolisée par les sphères célestes de l'astrologie : le ciel sans étoiles, le ciel des étoiles fixes, Saturne, Jupiter, Mars, Soleil, Vénus, Mercure, Lune. La dixième et dernière Intelligence est l'Intelligence spirituelle qui, dans l'homme, illumine le cœur d'une intuition de Dieu. Par la contemplation et à travers la hiérarchie des Intelligences, l'homme est ainsi enraciné dans l'Intelligence et le Ciel divins. C'est là, succinctement, toute la philosophie de cette doctrine qui recommande de vivre la révélation du Coran comme une vérité qu'on s'approprie personnellement, et de passer de l'ascétisme pieux à un mysticisme qui fait de l'amour de Dieu, et rien que de Dieu, l'idéal quotidien. Et pour atteindre, parvenir et se fondre en Dieu, il faut que le soufi se débarrasse de l'égocentrisme, un obstacle majeur sur la voie de Dieu, et se purifie par des pratiques spirituelles qui lavent l'âme de l'orgueil et de la vanité. Une vision folklorique du soufisme Après avoir cerné les contours et les limites de cette doctrine, l'on est en droit de s'interroger sur la justesse et la conformité de l'application du terme soufi à une musique aux antipodes de sa réalité mystique. Les arts plastiques n'ont pas échappé, non plus, à ce phénomène devenu consigne impérative. Il suffit de calligraphier des versets du saint Coran ou de dessiner le Sema' (danse des derviches tourneurs) pour parler de soufisme. Il est grand temps de recentrer les choses dans leur vrai contexte et de s'éloigner de l'usage très approximatif d'un concept qui a fini par perdre toute sa substance.