Pariant sur leur stature d'hommes d'Etat chevronnés, expérimentés, les anciens hauts cadres de Ben Ali surfent sur une vague de nostalgie, qui parcourt la société tunisienne actuelle. Cette tendance est-elle suffisante pour récupérer un pouvoir perdu ? Notre enquête. 18 janvier 2011. «Pain et eau et pas de RCD !» (Khobz ou ma wel RCD la !), scande une foule en colère sur l'avenue Bourguiba, bravant l'état d'urgence et l'interdiction officielle de se rassembler décrétés depuis quatre jours déjà. Tous les slogans des manifestants proclament un désaccord total avec la composition du premier gouvernement de Mohamed Ghannouchi, annoncée la veille au soir. Un gouvernement dominé par les hommes du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti de Ben Ali, ayant fui avec sa famille le 14 janvier. Sous la pression populaire, le RCD, qui a fini par symboliser chez une grande partie des Tunisiens tous les maux de l'ancien régime — arbitraire, opportunisme, autoritarisme, répression policière et maillage territorial — sera dissous le 9 mars 2011. Et l'enseigne couleur or de sa tour de l'avenue Mohamed V sera «lynchée» par la foule dès les premiers jours de la révolution. 14 septembre 2014. «La Tunisie est tout pour nous ! Mondher, toi le héros !» (Tounès hiya el koll ! Mondher ya batal ! », répètent sur la même cadence une partie des centaines d'hommes et de femmes venus accueillir dimanche 14 septembre, à l'aéroport Tunis-Carthage, Mondher Zenaidi, ministre et proche collaborateur de Ben Ali de 1987 à 2011. «Mondher Zenaidi Raissouna !» (M.Z. notre président !»), répond une autre partie de l'assemblée sur fond de youyous des femmes, de l'hymne national et de slogans au parfum «novembriste». L'homme, parti quelques mois après la révolution du 14 janvier se réfugier en France, a droit à son arrivée à un bain de foule digne du retour du fils prodigue et même d'un futur... chef d'Etat. Comment se fait-il qu'un peuple qui a appelé, à coups de violentes manifestations ayant provoqué des centaines de morts et de blessés, à la chute d'un président et de son parti en arrive à regretter, un peu plus de trois ans après, un passé dominé par un déficit de liberté et de démocratie ? Que signifie le retour dans le jeu politique et électoral des symboles de l'ancien régime ? Quel volume de soutien et d'adhésion peuvent-ils recueillir ? Ont-ils des chances d'accéder de nouveau au pouvoir ? Un phénomène normal des pays en transition Comme Mondher Zenaïdi, Abderrahim Zouari et Kamel Morjane seront entourés par beaucoup plus de supporters et de photographes au moment de la déposition de leur candidature à la présidentielle que la plupart des 27 prétendants au poste. Et si Abderrahim Zouari, une des personnalités majeures du RCD et de la nomenklatura du 7 novembre, assure le 24 juillet sur les ondes de Mosaïque FM être «fier d'avoir appartenu au régime de Ben Ali», plus l'échéance électorale approche et plus une amnésie vis-à-vis de l'ex-président semble faire l'unanimité parmi ceux qui l'ont si longtemps servi. Référence à Bourguiba et à l'école destourienne, «qui a arraché l'indépendance du pays», et aussi à leur statut d'hommes d'Etat expérimentés, capables de maîtriser les dossiers-clés du pays, mais également de politiciens proches du peuple, «démocrates» : tels sont les arguments qui émaillent le discours des anciens ministres de Ben Ali. «La Tunisie est devenue une école pour la démocratie. Il faut qu'elle continue à incarner cette valeur», soutient Mondher Zenaïdi après la déposition de sa candidature, le 22 septembre dernier. Pour Amine Ghali, directeur des programmes du Centre Kawakibi pour les transitions démocratiques, les révolutions se présentent selon deux scénarios. «D'un côté, les sanguinaires, où les représentants du régime autoritaire sont violemment éliminés. Rappelons-nous les époux Ceausescu fusillés en 1989 par les révolutionnaires en Roumanie. Et, de l'autre côté, les pacifistes, celles-là engendrent des transitions démocratiques où, généralement, lors des secondes élections, réapparaissent les anciens. C'est le cas de la Pologne en 1995 et de la Hongrie en 1993», explique l'expert. «Béni sois-tu Ben Ali !» Le retour des élites du passé se nourrit de toutes les frustrations du présent : aggravation de la crise économique, démultiplication des chiffres du chômage, baisse du pouvoir d'achat, paupérisation de la classe moyenne, persistance de la corruption, amplification de la pollution, désordres et dérapages divers (infilat), insécurité, dégâts du terrorisme, peurs... Le désenchantement vis-à-vis de la classe politique post-23 octobre notamment, majorité, technocrates et opposition confondus, fait le reste, alimentant la nostalgie par rapport à l'époque précédant le 14 janvier. «Et vous, qu'avez-vous donc fait d'intéressant pour le peuple ?», s'exclame Abir Moussi, avocate et fervente défenseuse de l'ancien régime en s'adressant sur Ettounissiya TV, le 19 septembre dernier, à un représentant de la Troïka. Résultat : l'expression «Yarhmeq Ya Ben Ali» (Béni sois-tu Ben Ali) fait le tour de la Tunisie, ponctuant les conversations quotidiennes de citoyens lambda. Une expression qui sonne par ailleurs comme une sanction destinée aux gouvernements de la période transitoire. C'est sur cette vague-là que surfent les ministres de Ben Ali et des partis issus du RCD, comme le Mouvement destourien, présidé par Hamed Karoui, Premier ministre de l'ancien président de 1989 à 1999. «Nous sommes venus pour sauver le pays», déclarait Hamed Karoui très peu de temps après la légalisation de son parti en septembre 2013. Si le premier à avoir normalisé l'entrée en politique des hommes de Ben Ali est Nida Tounes, de Béji Caïd Essebssi, qui, en accueillant dès 2012 dans son parti des ex-rcédéistes parmi les plus notoires, tel Mohamed Ghariani, dernier S.G. du RCD, a participé à leur « blanchiment » public, la justice les a d'autre part innocentés les uns après les autres. Rejet de l'article 167 sur l'exclusion politique Ceux soupçonnés d'atteintes aux droits de l'Homme : torture, détention au secret, procès inéquitables et traitement inhumain des prisonniers ont tous été libérés. «Les tribunaux ont échoué à condamner les membres les plus corrompus de l'ancien système par manque de preuves tangibles. Car ces gens-là ont réussi à détourner des fonds publics sous le sceau de la légalité. Par exemple, pour acquérir à vil prix un terrain à Hammamet, ils prennent auparavant le temps de le déclasser. D'un autre côté, il me semble qu'il y avait comme une volonté de les libérer. Pourquoi sinon n'a-t-on pas pris en compte les dossiers contre certaines personnalités, préparés dans le cadre de la Commission nationale d'investigation sur les faits de corruption et de malversation à laquelle j'ai d'ailleurs pris part ?», s'interroge Amine Ghali. Pour beaucoup d'observateurs de la scène politique, tel Moncef Ben Slimane, universitaire et ancien militant syndicaliste, l'ANC, en rejetant l'article 167 de la loi électorale relatif à l'exclusion politique, «donne le feu vert aux hauts cadres du RCD pour se présenter aux nouvelles élections». L'article stipule qu'il est «interdit à tout ex-responsable gouvernemental de l'ère Ben Ali de se présenter aux élections, hormis ceux n'ayant pas appartenu au RCD, tout comme les anciens dirigeants du RCD dissous». Il manquait une voix pour son adoption lors d'un vote très serré le 30 avril dernier. Pour une fois, les députés d'Ennahdha ont voté en ordre dispersé, leur chef Rached Ghannouchi s'étant exprimé publiquement, à la faveur de son rapprochement de Nida Tounès et du parti El Moubadara de Kamel Morjane, contre cette disposition. L'Assemblée constituante a finalement reporté la mission de la reddition des comptes avec le passé à plus tard, au moment de l'entrée en fonction de l'Instance vérité et dignité. La machine du RCD dissous en marche Entre-temps, une autre machine a été réactivée, celle du RCD dissous. A travers ses diverses cellules dormantes : omdas, cheikhs, cadres «dégagés», milices, réseaux tribaux. A l'aéroport de Tunis-Carthage étaient agitées à l'accueil de Mondher Zenaïdi, originaire du Centre-Ouest du pays, des banderoles sur lesquelles on pouvait lire : «La population de Sbeitla souhaite la bienvenue à Mondher Zenaïdi». Comme pour la surprenante montée, lors des élections du 23 octobre, du président de la Pétition Pppulaire, Hachemi Hamdi, installé à Londres, lui-même né dans un minuscule village, El Hawamed, à quelques kilomètres de Sbeïtla, la tribu ici devient un précieux allié. «Mais également les médias, qui, pour le cas de Mondher Zenaidi, n'ont pas cessé de préparer le terrain de son retour», insiste la chroniqueuse Oum Zied. «Trois organes importants sont encore en partie dans les mains des hommes de Ben Ali : les médias, la police et la justice», ajoute Moncef Ben Slimane. Toutes ces conditions, la démocratie et la liberté en plus sont-elles propices au retour des anciens symboles ? De quelles chances disposent-ils pour accéder de nouveau au pouvoir ? «Au fond, une partie des Tunisiens, ceux que nous avons interviewés, regrettent un système qui leur permettait d'avoir des rues propres et sécurisées. Les candidats qui parient sur le passé ont tout faux, car les gens ont tourné la page. Ils veulent se projeter dans l'avenir», pronostique Hassen Zargouni, directeur de Sigma Conseil. Plus précis, Amine Ghali exclut l'arrivée de l'un des ténors du RCD à Carthage : « Par contre, il est fort probable que leurs partis soient présents au sein du prochain Parlement. S'ils s'unissaient, ils pourraient former une coalition, une petite force politique parlementaire». Oum Zied, elle, reste catégorique : « Ils promettent aux gens de revenir au minimum garanti de sécurité et de prospérité. Ils ne peuvent pas le faire, car ils ont perdu les outils de leur politique : la police politique, l'arbitraire, l'autorité musclée, la corruption au sommet de l'Etat. Ils ont en face d'eux une nouvelle réalité, sur laquelle ils n'ont plus de prise».