Lydie Salvayre rapporte le double témoignage contrasté d'un écrivain renommé, Georges Bernanos, et d'une adolescente, Montse, la mère de l'auteure, sur les destins des individus espagnols pris en tenaille, en 1936, entre les nationalistes et les révolutionnaires. Temps de révolution, d'instabilité des êtres au propre et au figuré, de reniement de tout ce que l'on était jusqu'alors, temps d'euphories, de violences, d'interrogations, de stupéfactions... mais aussi de découverte de sa propre individualité, de surexposition de ce qui est le tréfonds de soi-même, d'immersion dans l'aventure, d'un aujourd'hui qui ne semble pas avoir de lendemain avec le mélange d'angoisse et d'exaltation qui va avec... C'est dans ce creuset ‘psychologique' que Lydie Salvayre place le drame doublement décrit par Bernanos et Montse, en prenant soin à brouiller les cartes avec une phrase au double sens : ‘'Se faire un destin qui ne procède que de lui seul !''... Nous y voilà. Se faire un destin ; cette quasi-recette qui fait que les plus purs (ou les plus naïfs) fassent l'amalgame entre leur propre être et cet autre être politique, hybride, assoiffé de destinées : la révolution. ‘'Le témoin épouvanté'' Josep et Montse, frère et sœur, sont passionnés de révolution, si l'on ose dire; lui, actif, harangue la foule et sa mère; elle, passive, éclate de rires de joie à l'entendre confondre sa mère de la sorte. Mais ‘'Montse, comme son frère, ignore à ce moment-là les crimes dont l'écrivain Georges Bernanos est à Palma le témoin épouvanté'', même si dans le village le curé vient d'être découvert assassiné à coups de bêche. Car Bernanos ne peut se soustraire à ce constat: l'épuration entreprise par les nationaux avec la bénédiction du clergé est aveugle, systématique, et relève de la terreur... Pourtant, Bernanos hésite encore à le dire, alors que la nouvelle ‘'Phalange 36'' terrorise le peuple. Et quand deux cents habitants de la petite ville de Manacor sont abattus et brûlés, il note : ‘'J'observe simplement que ce massacre de misérables sans défense ne tire pas blâme, ni même la plus inoffensive réserve des autorités ecclésiastiques qui se contentent d'organiser des processions d'actions de grâce.'' Josep mène la révolution-collectivisation dans le village. Les villageois s'enflamment d'abord, puis deviennent tièdes avant que la quasi-majorité devienne franchement récalcitrante, gagnée à la cause de Diego, rival de Josep, qui prône la modération : ‘'Il faut gagner la guerre avant de faire la révolution.'' Josep et Montse quittent finalement le village en compagnie de deux de leurs amis... ‘'L'Eglise a définitivement perdu son honneur'' Entre-temps, aux yeux de Bernanos, l'Eglise espagnole, en se faisant la sous-traitante de la Terreur des nationaux, a définitivement perdu son honneur. La narratrice a du mal à se retrouver dans son récit croisé qui donne parfois audience à sa propre mère (qui est la Montse du roman), et d'autres fois à Bernanos. ‘'Afin de ne pas m'égarer dans les récits de Bernanos et dans ceux de ma mère, pleine de méandres et de trous, je suis allée consulter quelques livres d'histoire''. Ce n'est qu'ainsi qu'elle a pu reconstituer l'enchaînement des faits qui conduisirent à la guerre que Bernanos et sa mère vécurent de façon diamétralement opposée: lui horrifié, et elle dans une joie inconsciente. Quand Josep et Montse arrivent dans la grande ville catalane où les milices libertaires se sont emparées du pouvoir, ils partagent l'euphorie générale... et c'est là que Josep sent une grande perplexité le gagner car il saisit que les révolutionnaires n'ont pas du tout les moyens objectifs de se battre. Et quand il découvre qu'une vague de haine ronge ses propres rangs, il décide de rentrer chez lui, au village, sans Montse qui refuse de partir. Et nous voilà entraînés dans deux chemins parallèles clairement délimités alors que Lydie Salvayre écrit son roman en deux styles : d'abord avec une déférence assumée quand elle cite les faits et écrits de Bernanos qui, progressivement, sort de sa première réserve et commence à attaquer les nationalistes et l'Eglise de plus en plus fort jusqu'à devenir une sorte de franc-tireur qui déballe tout à la face de l'Espagne et du monde. Puis, non sans légèreté quand elle recueille le témoignage de sa mère qui ressent encore, 75 ans après les événements de ‘36, les épanchements toujours vivaces qu'elle a alors vécus en adolescente de 15 ans, là où, par-delà le drame ambiant, elle avait connu les meilleurs jours de son existence. ‘'Pas pleurer'', 279 p., mouture française, par Lydie Salvayre Editions du Seuil, 2014