Par Raouf SEDDIK Autour de la question de la mémoire et de l'oubli, l'intelligence est aux confins de son domaine. Pas en terrain conquis. D'où de possibles épisodes d'égarement, dont il s'agit de se rendre compte sans trop tarder. Même s'il faut souligner ici que l'égarement représente un moment essentiel de la recherche de la vérité... Un détour heureux. A condition bien sûr qu'on sache détecter son défaut constitutif. Il arrive qu'on se «trompe grandement», selon une formule de Heidegger, et c'est presque la condition pour «penser grandement»... Pourquoi ce préambule ? Sur le sentier des rêves de la mémoire, on s'est retrouvé sur celui de la mémoire des rêves. Ce n'est pas la même chose. Nous parlons, c'est vrai, des grands rêves. Notre précédente chronique évoque les rêves qui forgent l'identité des personnes et des peuples... Faire mémoire de ces rêves, on le sait tous, ce n'est pas accomplir un acte de remémoration ordinaire mais, au contraire, un acte de remémoration qui transforme la mémoire elle-même. Elle passe du statut d'outil de récollection, mis à la disposition de la pensée, à celui de gardienne d'un héritage essentiel, qui mobilise toute l'attention de la pensée. La remémoration se fait commémoration. Héritage essentiel, disons-nous, car il trace les limites d'un territoire qui est celui de notre propre vérité... Exit les figures d'apprêt que nous sommes parfois tentés de produire pour les besoins de l'intérêt, ou de la complaisance à l'ordre du conformisme politique et social. Ici, le maître des lieux, c'est ce visage qui ne renie rien de son passé et qui ne se «dément» pas au gré des circonstances... Sans pour autant se laisser piéger par un rictus, sans se figer dans une représentation particulière. Car dire que la mémoire des rêves est celle d'un héritage essentiel, c'est admettre que ce visage qui ne se dément pas, qui demeure dans la fidélité de sa propre vérité, est en même temps le lieu d'une part de mystère et d'une «mobilité» permanente. En effet, quoi de plus contraire au rêve que l'immobilité... Il y a donc, c'est clair, un paradoxe à souligner, dans la mesure où le visage est le lieu d'une unité qui résiste au temps et à ses aléas, mais aussi le lieu d'un miroitement incessant qui rend cette unité mouvante et insaisissable... Tel est en tout cas le mode propre par lequel s'affirme la vérité de ce territoire dont il appartient à la mémoire de se faire la gardienne : afin de nous prémunir de toute existence qui rime avec mensonge sur soi, mais afin aussi de révéler sa puissance propre, sa puissance de vérité. Mais les rêves de la mémoire, eux, semblent bien nous faire signe vers une autre expérience. La mémoire n'est pas ici une gardienne. Elle ne défend plus un territoire contre les assauts insidieux de la contrefaçon, les armes à la main. C'est même une mémoire qui semble délaisser sa mission, en allant batifoler avec la «folle du logis», l'imagination... Rêver, c'est bien se laisser porter par la puissance de l'irréel, y accorder crédit comme s'il s'agissait du réel lui-même. Comment une telle attitude pourrait-elle s'accorder avec la figure martiale que nous venons d'évoquer ? Et pourtant, comment la mémoire serait-elle capable aussi de nous surprendre par ses trouvailles inattendues sans se laisser aller à ses vagabondages ? Nous en faisons l'expérience chaque fois que d'anciens souvenirs font irruption dans notre conscience et nous laissent, justement... «rêveurs». Dans un sens, on serait donc tentés de dire que si la mémoire se laisse aller au rêve, elle cesse d'être mémoire. Et cela en partant du principe que sa mission constitutive est de nous restituer le passé : non pas quelque chose qu'elle invente selon le bon plaisir de sa fantaisie, mais ce qui a réellement eu lieu dans notre existence passée. Toutefois, cette acception se révèle assez rapidement trop restrictive dès lors que l'on se souvient que la mémoire n'est pas que gardienne, qu'elle est aussi exploratrice : capable donc de puiser dans le passé des souvenirs dont nous ignorions qu'ils pouvaient s'y trouver. De telle sorte que leur surgissement nous étonne et nous déroute. «Comment savoir où je dois chercher mes clés puisque je ne sais pas où je les ai perdues» : cette difficulté, dans sa stupide évidence, il nous arrive souvent d'y être confrontés. Et nous y répondons par le tâtonnement. Donc, par l'exploration. Mais que dire quand il s'agit de chercher quelque chose dont on ne sait ni où il est égaré ni même qu'il existe... Là, il ne suffit plus de tâtonner : il faut rêver... Rêver et se laisser surprendre par le reflux des images. Par ces bouteilles à la mer que fait remonter le courant... Et le rêve n'est pas une activité marginale ou secondaire de la mémoire : il renvoie en réalité à une activité éminente.