Par Raouf Seddik Repêcher des souvenirs enfouis au fond de la mémoire suppose un savoir-faire : c'est ce que nous avons essayé de suggérer dans les articles précédents. Car il y a ces souvenirs qui réapparaissent au gré de rencontres —rencontres de personnes ou rencontres de choses, comme la fameuse Madeleine de Proust— et il y en a d'autres qui ne se laissent pas déloger de l'obscurité où ils se trouvent. Ce qui signifie qu'il faut ruser avec eux. Parmi les techniques existantes, et qui relèvent finalement des anciennes sagesses que l'on retrouve chez tous les peuples, il y a l'écoute des aînés : ils sont les témoins fiables d'événements par rapport auxquels notre conscience juvénile peinait à distinguer ce qui a été réellement vécu de ce qui n'était que des inventions produites par notre imagination, des aventures rêvées, des épisodes mal compris... Dans la famille ou dans le village, il existe généralement une ou plusieurs personnes relativement clairvoyantes et qui se chargent de relire le passé pour le compte des autres : elles rappellent ce qui fut l'essentiel en le séparant de l'inessentiel, elles rétablissent la réalité des faits selon l'ordre de leur importance. Elles accomplissent ainsi un travail de préservation de la mémoire collective qui prévient tout acte d'oblitération du passé par les individus isolés. Imaginons un enfant du pays qui part un jour. Loin. Au-delà des horizons. Il n'a plus personne avec qui faire ce travail de reconstitution du passé. Tous ceux à qui il peut parler de son ancienne vie sont étrangers à son monde. Est-ce qu'il est nécessairement livré aux puissances de l'oubli, ne sachant plus ce qui, dans sa mémoire, relève du réel et ce qui relève de l'irréel? Non, ce n'est pas une fatalité. Dès lors, en tout cas, qu'il rencontre des personnes qui manifestent le désir de le connaître, c'est-à-dire d'explorer l'étrangeté du monde auquel il appartient et qui représente, en quelque sorte, le livre caché de son visage, de son regard... Platon parlait d'érotisme à propos de la connaissance de la réalité —idéelle— des choses. Il y a, dans le même esprit, un érotisme de la connaissance de l'autre. Une attirance par la profondeur de l'altérité, de la différence. C'est cet érotisme qui confère à celui qui en est l'objet le pouvoir, non seulement de résister à la puissance de l'oubli, mais de révéler à la lumière ce qui se cachait dans les replis de sa mémoire. Car, en tant que connaissance, il a partie liée avec la recherche, la patiente et persévérante recherche de la vérité, qui ne se contente pas de simples conjectures, qui exige plutôt des certitudes... Partout où les préjugés xénophobes n'ont pas les faveurs des populations hôtes, de telles expériences «érotiques» sont possibles. A travers elles, notre jeune voyageur entre dans une complicité de connaissance par rapport à laquelle, cependant, il a un rôle délicat à jouer. Puisqu'il est à la fois l'objet de la connaissance en question et le sujet conteur, celui qui va à la rencontre du désir de savoir de l'autre par du rêve... Le rêve est, en effet, ce qui aiguillonne le désir de savoir. La démarche de réminiscence, de conquête de son propre passé, repose donc sur un paradoxe : le désir de connaissance de l'autre provoque un désir de répondre, mais sur fond d'un déficit de connaissance... Et c'est l'impératif de la réponse qui, finalement, fait basculer le déficit de connaissance en surabondance. On est dans la situation de celui qui n'a plus grand-chose à raconter sur son passé, parce qu'il ne se souvient plus, ou qu'il se souvient mal, mais qui veut raconter, ou conter, donner du rêve... C'est là que l'imagination vient à la rescousse: elle invente et, ô miracle, ce qui est inventé par le jeu de la fantaisie n'est pas loin de la réalité : il révèle du vrai. Ce sont ainsi les joyeuses audaces de l'imagination qui délogent les souvenirs enfouis. Dimension heuristique —vouée donc à la découverte— de cette faculté de la pensée quand elle est appliquée à son propre passé. Mais dimension heuristique qui ne se manifeste que dans le contexte d'un échange «érotique», dans le sens que nous avons donné à cet adjectif...