Par Khalil KHalSI - Nous publions aujourd'hui, la deuxième et dernière partie de la novelle "Mémoire du grain", signée Khalil Khalsi, notre correspondant permanent à Paris. …Le soleil s'est couché derrière elle, à l'envers du visage de Dieu, la dernière lumière du jour traverse les vitres et lui brûle le dos recouvert de noir. Une Sœur arrive, elle referme la fenêtre et lui dit que c'est l'heure, qu'ils l'attendent. Elle l'aide à se relever et l'habille d'un drap entièrement blanc, embaumé d'encens. « Ils te l'ont amené de la Résidence de Dieu », lui dit la Sœur, tout sourire. Elle n'a jamais compris pourquoi les Sœurs sont tellement prévenantes avec elle, même si elles sont là pour la contrôler, la suivre, calculer ses pas, enregistrer tous ses dires — si jamais elle osait parler. « Toutes autant que nous sommes plaçons tous nos espoirs en toi, poursuit la Sœur. Durant vingt longues années, nous avons attendu qu'il y en ait une comme toi qui puisse accomplir nos rêves et nous redonner la place qui devait être la nôtre. Et, enfin, depuis la Vengeance… » Emue, la Sœur ne peut continuer. Elle passe sa main gantée sur le tissu blanc, au niveau du ventre, rond comme un grain soufflé. « L'avenir de la Nation grandit en toi… » Elle sent l'enfant bouger en elle, comme interpellé par la voix de la Sœur, voulant crever le nombril et tomber à ses pieds, pour se dérouler tel un nouveau territoire, qui irait du Sud au Nord, de l'Est à l'Ouest, de l'Orient à l'Occident, jusqu'au Paradis tant promis. La porte du ciel est entre ses cuisses, vu le nombre de phallus qui ont essayé d'en emprunter le chemin, expulsant leurs rêves visqueux en elle. Ainsi, elle se demande combien de têtes aura l'enfant — elle a perdu le compte de ses bourdons depuis un moment —, s'il aura suffisamment de bras et de jambes pour déclarer la Lutte au reste de la planète et sabrer les gorges des mécréants… Elle a déjà rêvé qu'elle accouchait de la mort, de sa propre mort, et que c'était la pire mort qu'elle ait pu vivre depuis les siècles d'existence qui sont tombés de sa mémoire. Y avait-il quelqu'un, quelque part, qui continuait de penser à elle, entretenant son souvenir le plus réel, puisque l'Emir et les siens ont effacé toutes les réalités sur sa peau ? Avait-elle sa mémoire sauvegardée quelque part, tel un héritage collectif, dans l'attente, l'espoir, le combat de se révéler ? Tout à l'heure, avant de rentrer précipitamment à l'heure du coucher, les ossements, renvoyés à trente-six pieds sous terre, ont parlé à ses veines. Seulement les morts se souvenaient d'elle. Mais elle cache rapidement cette pensée, qui menace de déborder du grain, au moment où elle s'installe dans la Salle de Contrôle. Tout autour d'elle, en hauteur, elle aperçoit en contre-jour une ligne de silhouettes d'hommes en robe qui projettent leurs ombres déformées sur le sol. Aussi ne peut-elle rien voir, et la voix de l'Emir retentit, dans son corps même, comme si elle provenait de son ventre : « Comment vas-tu aujourd'hui ? — Je vais mieux de jour en jour. Plus je vis à vos soins, plus je me sens forte. — Comment va notre Avenir ? — J'en prends le plus grand soin. Dieu l'a soufflé en moi par vos bouches. Il promet des décennies de Victoire et de Prospérité. — Sais-tu pourquoi nous avons fait appel à toi ce soir ? — Pour vérifier si le grain est toujours un grain. » L'Emir rit. Lors des rares moments où il se laisse aller, elle essaie d'imaginer ses dents, et elle souhaite, du fond de son cœur, de là où lui viennent ses rêves la nuit, que l'enfant n'aura pas les dents qu'elle se visualise. Car, même si l'Emir ne l'a jamais touchée, ils voudraient tous que l'Avenir lui ressemble à lui et à lui seul. « Le grain peut devenir graine et bourgeonner, pousser et s'étendre sur la terre de Dieu, s'il est arrosé comme il faut. Assimiles-tu tes leçons et pries-tu le Seigneur comme il se doit ? — Oui, et encore plus. Vos serviteurs ne laissent pas un centimètre de mon corps, qui est le vôtre, sans prière. — Je leur donne tous les ordres pour qu'ils te labourent de la meilleure façon qui soit. Les autres nous regardent. Ils nous attendent au tournant. Notre Prospérité ne sera possible qu'en te cultivant. — Puis-je vous raconter un rêve, ou est-ce péché de rêver ? — Joseph a rêvé et a sauvé l'Egypte quand son peuple adorait les animaux. Alors il n'y a pas de mal si c'est pour éclairer l'Avenir qui est en toi. — Ce serait plutôt un passé. J'ai rêvé que mon corps avait un million d'années d'âge, que j'étais nommée depuis trois mille ans et que je ne cessais de mourir et de revivre. — Comme tu l'as dit, c'est le passé. L'Avenir qui est en toi sera différent. Cela fait uniquement cinq ans que nous t'avons recueillie, que tu nous appartiens, enfin. Que tu nous es enfin restituée. Tout est à faire. — Ces rêves me torturent. » L'Emir change de ton, et elle se rend compte de son erreur. Mais elle ne peut aller à contre-courant de ce que le grain lui dicte, de ce qu'il contient comme leçons et principes de Sincérité. C'est comme si l'Emir lui-même parlait à travers elle, et que l'issue de l'entretien était déjà décidée. « Il faudra alors t'empêcher de rêver. Il faudra t'empêcher de te souvenir. » Un silence, ensuite : « J'ai su que tu avais été à la Place du Sacrifice aujourd'hui. — Oui, c'est vrai. — Pourquoi donc ? — Pour me recueillir sur l'âme des pauvres pécheurs qui ont été exécutés la veille. — Mensonge ! — Les morts m'ont parlé de l'intérieur de la terre. Ils ont appelé mon ventre. J'ai rêvé que mes enfants y étaient enterrés. — Ce ne sont plus tes enfants. Ton enfant est l'Avenir en toi. Ta Mémoire a été faussée, c'est pour ça que, depuis cinq ans, nous nous tuons, et tuons – au vrai sens du terme, nous salissons nos mains – afin que tu aies la Mémoire que tu as toujours mérité d'avoir. — Comment résister à l'appel des morts ? Je les sens enterrés en moi. — Tu es vierge et tu le resteras. C'est pourquoi ceux qui te fécondent toutes les nuits ne pourront jamais te souiller. Tu ne t'appelles plus Patrie, tu es Nation. — Patrie ? C'est ainsi alors que je m'appelais ? » L'Emir prend son inspiration. Elle se redresse sur son siège en sentant l'enfant lui nouer les intestins. « Aujourd'hui, nous serions en l'an 2016 de l'ère des mécréants. Ceux-là auraient fêté le cinquième anniversaire de ce qu'ils appelaient la Révolution. Mais nous ne pouvions nous résoudre à regarder l'Histoire s'écrire sans nous, nous les oubliés, nous les opprimés, nous aux bouches cousues et aux langues arrachées. Alors ça a été notre Vengeance, nous t'avons arrachée à eux, effacé ta mémoire et planté ce grain à la place. » La voix de l'Emir coule en elle comme une rivière de cailloux qui afflue lourdement dans son ventre. Elle sent l'enfant lui-même se transformer en une pierre brûlante. Elle recherche la phrase dans le néant de sa tête, pour se protéger, mais elle ne la retrouve pas… « Il fallait effacer ta mémoire avant de réécrire l'Histoire. Nous devions alors, entre autres, refouler le Cimetière des Martyrs pour dessiner dessus la Place du Sacrifice. Là où tu as été aujourd'hui, alors que tu devais avoir tout oublié. Cela veut dire qu'il y en a qui continuent de penser à toi, de sauvegarder ta fausse mémoire collective, d'espérer te reconquérir, te reprendre à nous. Ils voudraient te souiller encore, te malmener, te violer, arrêter de te cultiver pour t'exposer comme une vitrine dénudée, te vendre par petits bouts, par portions de soleil et de plages… Pourquoi ne parles-tu pas ? — Je suis la volonté de ceux qui me possèdent. — Mais il y a encore trop de mauvaises volontés… Je crains qu'il ne faille étouffer l'enfant en toi et recommencer dès le début. » Elle ne crie pas. Elle se laisse aller, comme elle l'a toujours fait, déchirée de toutes parts, de toutes ses dunes et ses falaises, disputée, tuée. Tant de fois elle a brûlé sans l'espoir de ressurgir de ses cendres. Alors elle n'espère pas, car ses enfants espéreront peut-être pour elle, et elle se laisse aller aux voix qui lui parviennent de sous la terre, de sous sa peau. Surtout au moment où elle sent le grain bourgeonner dans sa tête, à la vitesse de la lumière, à la vitesse du rêve, faisant pousser ses tiges par ses oreilles, ses narines, sa bouche, tous ses orifices, et déployant des fleurs dont elle connaît si bien le parfum… Les ombres projetées sur le sol se précipitent sur elles. Elle s'endort au moment où des mains déchirent son sein, éclaboussant de rouge sa robe blanche. Peut-être se réveillera-t-elle. (Fin)