Par Raouf Seddik Notre époque actuelle est celle qui, grâce aux performances conjuguées de la recherche historique et de l'informatique, a conféré à la mémoire des capacités démultipliées. Dans les siècles passés, des pans entiers de la vie humaine sur cette planète rejoignaient irrémédiablement la nuit de l'oubli, ne laissant souvent d'autre trace de leur passage que quelques récits qu'on distinguait mal de la fiction et de ses œuvres. Aujourd'hui, dans bien des coins du monde, la puissance d'occultation de l'oubli n'a plus que des miettes... Tout ce qui compte d'événements de quelque importance se trouve consigné et reste consultable sur les ordinateurs, en dépit des années qui passent. Et pourtant ! Et pourtant, c'est en cette époque-ci que l'homme est devenu malade de sa mémoire. Au point qu'il se devient étranger à lui-même et rejoint ainsi l'immense cohorte de ceux dont le moi est atteint... «Trouble psychique» ! Question incidente : est-ce parce qu'il n'y avait pas de psychanalystes que, autrefois, il y avait beaucoup moins de maladies à caractère psychique ? Ce qui voudrait dire qu'elles existaient mais n'étaient pas reconnues comme telles... Non, ce n'est certainement pas la raison essentielle. C'est notre époque moderne qui crée au contraire de la déstructuration psychologique. On pointe généralement du doigt la pression sociale et professionnelle, qui pousse l'individu à se lancer dans une sorte de spéculation sur son identité, avec un souci de revalorisation, voire de survalorisation, qui finit par brouiller les vrais contours de sa personne... Mais cela n'est possible que sur fond d'un affaiblissement de la mémoire, d'une désertion du terrain de son propre passé. Plus l'héritage personnel est délaissé, plus on s'expose au jeu de la manipulation psychologique au sujet de son moi... Bien sûr, une telle vulnérabilité est favorisée par cette culture qui encense l'avenir de façon systématique et stupide, et qui rejette l'attention au passé du côté d'un attachement prétendument morbide à ce qui, de toute façon, ne reviendra plus. Paradoxe, donc, d'une culture qui fait le lit d'une fragilité psychologique en se prévalant d'une plus grande santé mentale... Paradoxe ? Disons plutôt sophisme mensonger. On l'a compris, ce n'est pas exactement la même mémoire pour laquelle on mobilise, ici, les ressources faramineuses de la recherche et de la technologie et qu'on néglige, là, de façon délibérée. Dans un cas, on est en présence d'une mémoire qui procède par accumulation et agencement des données collectées, dans un autre, il s'agit d'une mémoire à la faveur de laquelle on ressuscite le passé en menant un combat contre l'opacité de l'oubli.... D'une mémoire que l'on partage dans une sorte de recueillement. Le second cas correspond à une expérience d'étonnement: le reflux de tel ou tel moment du passé surprend. Mais ce qui ne cesse surtout de surprendre, c'est la possibilité pour tout événement de retrouver la lumière du souvenir alors que son éclipse semblait le condamner à une disparition sans retour. Il y a toujours une part d'incrédulité face à la merveille qui consiste à revivre l'instant du passé comme si on y était, de façon si inattendue. Et cette revanche contre l'oubli, c'est aussi la puissance éprouvée de défier l'espace et le temps en étant à la fois ici et ailleurs, maintenant et autrefois : miracle au quotidien de l'ubiquité, donc. En ce deuxième sens, l'expérience de la mémoire est essentiellement une expérience de retrouvailles : retrouvailles d'un monde auquel on appartient plus qu'il ne nous appartient et qui, pour cette raison, est constitutif de notre identité. Il fait résonner le moi à travers l'écho de sa définition, en élargissant son horizon et en enrichissant son patrimoine. A l'inverse, l'atrophie de cette mémoire qu'on pourrait appeler joyeuse provoque un appauvrissement du moi, qui le rend aisément «colonisable» par des représentations artificielles, par des «sur-moi» apprêtés: ce qui, comme nous l'avons suggéré, est précisément la maladie de l'homme moderne... Malgré ou à cause des performances redoutables de l'autre mémoire.