Par Raouf Seddik Notre chronique hebdomadaire annonce des rêves — rêves de la mémoire — et n'offre pour l'instant presque que des combats: combats pour reconquérir un passé qu'on s'ingénie parfois à soustraire à sa propre mémoire. Au risque de se répéter, cette démarche spécifique, qui engage le sujet dans une lutte contre soi — dans un but qui n'est pas d'autodestruction mais de libération —, rejoint le travail de la psychanalyse. Ou en tout cas son ambition. Elle est la version moderne, désenchantée, de l'ancien combat contre le démon : puisque le démon n'est en réalité qu'une manifestation du double de soi et que décider de le chasser, c'est décider de prendre les armes contre ce besoin irrépressible en soi de produire un autre soi, qui tienne lieu de soi... Nous allons encore entretenir le lecteur de combats. Avec cette précision que le passé qu'il s'agit d'arracher à l'oubli et à ses forces occultes est lui-même le lieu d'un rêve. Le passé où se succèdent indistinctement, les uns après les autres, les événements ne nous importe pas. Celui qui nous intéresse, c'est celui où se concentrent, en certains endroits, de grandes forces du désir autour d'œuvres à accomplir. Dans la vie des individus — mais aussi des «couples» — autant que dans celle des peuples, il y a de grands rêves. Et ces rêves cristallisent l'identité des uns et des autres. Ainsi, être fidèle à ses ancêtres, c'est essentiellement être fidèle aux rêves qui les ont animés : en porter le drapeau. Etre fidèle à son pays, à sa famille ou aux anciennes amitiés est la même chose. Au cœur battant de tout «héritage», il y a un rêve vaillant. Et bien l'endosser, c'est savoir donner une vie nouvelle et un élan nouveau à ce rêve. Faire mémoire du passé, par conséquent, c'est souvent renouer avec des rêves perdus, qui sont pourtant au centre de notre identité. Or la question qui se pose est la suivante : pourquoi, s'ils sont si importants, se laissent-ils perdre ? Comment en vient-on à les égarer ? On a évoqué, dans notre article précédent, la pression socio-professionnelle, pour affirmer qu'elle poussait de nos jours le sujet à des manipulations psychologiques sur son moi... Manipulations : on pourrait aussi bien parler de «chirurgie psychologique», exactement comme on parle de «chirurgie esthétique» à propos du visage... Mais il y a d'autres pressions, qui peuvent amener cette fois une personne à occulter ses rêves... Ce qui a pour conséquence, là aussi, une altération de l'identité personnelle. Ici, ce qui est plus particulièrement en cause, c'est l'intolérance : religieuse ou raciale, mais aussi politique et intellectuelle. Les minorités mal acceptées ou en butte aux brimades, obligées de raser les murs dans les espaces publics, ont existé dans le passé et existent encore par endroits. Elles en viennent généralement à dissimuler leurs rêves, sachant que ces derniers risquent de les mettre en avant. Donc de les exposer au danger... En période de guerre, ou de toute autre forme d'insécurité, les attitudes d'intolérance sont exacerbées. Or, à force d'être caché afin que le sujet montre à autrui une figure plus acceptable, moins susceptible de susciter le rejet, le rêve risque de tomber petit à petit dans l'oubli. C'est la loi du conformisme. Elle exerce un effet érosif, ou plutôt répulsif, sur les rêves que l'on porte en soi. Surtout si le sujet finit par trouver le confort social de l'acceptabilité préférable à la fidélité à des rêves synonymes de tracas, de périls. D'autres formes d'intolérance, à caractère moral et de nature plus subtile, pénètrent la vie des familles et produisent les mêmes phénomènes, surtout avec les jeunes enfants qui se sentent perpétuellement en faute au regard des normes instaurées par l'autorité parentale. L'enfant fabrique du rêve, en quantité, mais il est aussi capable d'en capter et d'en porter de grands, de ceux qui suscitent la communion avec les personnes qui le côtoient. Or il y a dans cette façon de s'approprier le rêve et de vouloir le partager une sorte de hardiesse: celle de «l'enfant-roi» ! Ce qui n'a rien à voir avec «l'enfant-tyran». Mais cette hardiesse n'est pas toujours bien perçue, surtout si le climat de la famille est tendu. Et il n'est pas rare que l'enfant soit remis à la place subalterne qu'on pense être la sienne. Tristesse du conformisme ! L'enfant est destitué. Son rêve est banni.