De toutes les villes tunisiennes, Bizerte demeure celle où l'histoire n'a pas été clémente avec elle. Depuis sa fondation jusqu'à l'Indépendance, elle a fait l'objet des convoitises des hommes. Elle a payé le tribut fort, mais elle est toujours sortie grandie de ces épreuves, dont la dernière était la Bataille de l'évacuation qui se solda par des milliers de morts et de blessés. Mais Bizerte est là, fière et riche par son histoire et ses hommes. Située à la pointe de l'Afrique, la ville de Bizerte est la grande métropole du nord de la Tunisie. Sa situation stratégique sur la mer en a fait une cité convoitée tout au long de son histoire, jalonnée de grandeur et de décadence depuis sa fondation au Xe siècle av. J.C. par les Phéniciens qui en firent, au départ, un grand comptoir, à l'instar de plusieurs autres cités créées à cette époque. Ouvrant sur la rive nord de la Méditerranée, la ville connut un grand essor avec les Phéniciens. Elle s'appelait à cette époque Hippo Diarrthytus, mais elle eut plusieurs noms, dont Hippo Zaritus avant de devenir Banzart au VIIe s. Hippo fut attaquée en 310 avant notre ère par D'Aghatocle de Sicile qui combattait Carthage. Il en fit une grande base, mais après sa défaite, la ville qui était libre, s'allia à Carthage. Mais la période de paix ne dura pas très longtemps. Pendant la 3e guerre punique, Hippo sera saccagée par les envahisseurs romains qui firent un port pour exporter le blé vers celui d'Ostie. Comme toutes les villes du pays, elle devint progressivement chrétienne. Et ainsi elle eut droit à une basilique et une certaine prospérité due en grande partie à sa situation et à la richesse de son arrière-pays. Le passage des hordes vandales fut on ne peut plus néfaste pour Hippo qui ne se releva qu'avec l'avènement des Byzantains qui élevèrent tout autour des remparts pour la protéger des agresseurs extérieurs. Avec l'invasion arabe, la ville fut conquise une première fois en 661, mais elle ne fut définitivement prise qu'en 698 et ainsi prit le nom de Banzart. La ville perdit à cette époque de son rayonnement, du fait du déplacement des grandes routes vers l'intérieur du pays. Reléguée au second plan, la cité demeurait paisible et se suffisait à elle-même grâce à son port, son artisanat et les produits agricoles des environs. Une paix qui fut toutefois perturbée par la venue des hordes hilaliennes qui occupèrent l'arrière-pays. A tout point de vue, l'histoire de cette cité est des plus mouvementée depuis sa naissance et jusqu'à l'Indépendance. Aux périodes de paix et de prospérité, succèdent d'autres faites de guerres, d'occupation et destruction. Histoire mouvementée C'est ainsi qu'à l'époque Al Mohade où la ville fut réhabilitée, succédèrent des moments de troubles en 1203 avec un aventurier du nom d'Ibn Ghania qui dût battre en retraite face à l'armée des Almohades. L'avènement des Hafsides au pouvoir coïncida avec le débarquement des premières vagues des Andalous qui amenèrent avec eux tout leur savoir-faire, agricole, artisan, architectural, ainsi que leur mode de vie. Leur touche est bien apparente dans les anciens quartiers de la ville et autour du port antique qui fut le centre névralgique de la cité. Mais à cette période de calme et de prospérité, succéda de nouveau celle des invasions et de remous. Le déclin des Hafsides permit au corsaire Kheriddine Barberousse de s'emparer de Banzart d'où il fut chassé une année plus tard par les Espagnols qui détruirent les remparts de la ville. Trente-huit ans après, les occupants furent vaincus et, à leur tour, chassés par les Turcs en 1573. Avec la course, le port de Bizerte, de par sa position stratégique, devint la plaque tournante de cette activité maritime qui ne cessa qu'avec le congrès d'Aix La Chapelle, signant ainsi la fin de la prospérité de la cité déjà ravagée par les incessantes attaques européennes. A la veille du protectorat, Bizerte n'était que l'ombre de ce qu'elle fut jadis, peuplée seulement de pêcheurs, d'artisans et d'agriculteurs dont les exploitations se trouvaient dans la plaine au sud de la ville. Le commerce était entre les mains des Français, des juifs et des Italiens. On estimait à cette époque le nombre des habitants à quelque 4.000 âmes. Le 1er mai 1881, le tournant ! L'occupation de Bizerte commença à cette date pour s'étendre au reste du pays, devenue effective le 12 mai de la même année avec la signature du traité du Bardo. Et la ville, qui a toujours fait la curiosité des voyageurs européens notamment et l'objet des convoitises des envahisseurs, changea progressivement de visage pour devenir un grand centre urbain et industriel avec la naissance de la ville européenne, qui gagna sur les alentours, et le creusement du canal en 1895. Bizerte prit une autre allure avec les nouvelles constructions, la naissance d'une vraie vie culturelle avec l'ouverture de nombreuses salles de cinéma. Des associations sportives sont nées à cette époque et faisaient partie des meilleures dans le pays. Au moment de l'occupation, la ville donnait l'aspect d'une agglomération plutôt rurale habitée par des propriétaires terriens où tout tournait autour du Vieux port qui relate, à lui seul, l'histoire de cette grande ville où se trouve sur la rive nord du canal une citadelle qui communique avec la Médina. Cette citadelle est dotée de huit tours. Une réplique ou une redoute fut édifiée par les Byzantins pour défendre la rive sud de ce même canal. Ville complètement transformée Il faut dire que la zone centrale de la cité est située sur les quais du Vieux port. Elle rassemble la grande mosquée, les principaux marabouts : Sidi Mostari, Sidi Ahmed Tijani... La construction d'un nouveau port par l'occupant français a permis la naissance d'un noyau industriel, dont la fonderie de Zarzouna en 1932, la cimenterie portland en 1953... L'activité industrielle dans Bizerte gravitait tout autour de l'industrie de construction. S'ensuivit une grande activité commerciale avec le reste du pays et avec l'extérieur à travers le nouveau port. Au lendemain du départ des Français, Bizerte donnait l'aspect d'une ville prospère et moderne, avec ses monuments multiples, ses artères en damier dans la ville européenne, sa corniche qui longe sa plage au sable fin doré, ses restaurants vous proposant des mets des plus fins avec comme principale spécialité les poissons pêchés d'un littoral très poissonneux. Mais Bizerte de l'Indépendance devait une fois de plus vivre un des moments les plus tragiques de son histoire. C'est, semble-t-il, son destin depuis la nuit des temps, 3.000 ans auparavant. Les Français tenaient à garder leur base à Bizerte, alors que les Tunisiens voulaient une indépendance totale du pays. Et ce qui devait arriver arriva avec la Bataille de Bizerte qui fut l'autre tournant dans la vie de la ville martyre qui vit tomber sur les champs de bataille des milliers de victimes et de blessés pendant cet été d'enfer qu'a vécu Bizerte. Une bataille au cours de laquelle le rapport des forces était de loin en faveur de l'occupant qui n'hésita pas à user de son aviation, de ses armes lourdes et des canons de ses navires en rade devant le port de la ville. Un véritable carnage s'ensuivit dont un sergent français m'avait parlé en 1977 à Avignon en France, le qualifiant d'un «véritable enfer qui s'était abattu sur les manifestants désarmés qui scandaient l'évacuation». Ce même sergent me disait que : «La première attaque, inattendue du reste, est venue du côté tunisien. On a déploré 23 morts dans nos rangs et quelques dizaines de blessés. Notre réaction, reconnaissait-il, était disproportionnée, et un véritable massacre était perpétré dans les rangs des Tunisiens. Eau et électricité ont été coupées, les secours étaient impossibles». Bizerte vécut l'une des pages les plus horribles de son histoire. Mais elle est toujours là, fière et sans complexe comme elle l'a toujours été durant ces trois mille ans d'existence. Bizerte, aujourd'hui, est une l'une de nos plus belles cités, se trouvant à la pointe de l'Afrique. Ville historique conservée en dépit des invasions et des sacs qu'elle avait subis. Ville moderne et ouverte sur son environnement, elle grouille d'activité de toute sorte avec ses salles de cinéma, même si leur nombre a diminué, son activité culturelle, son littoral unique, ses hôtels haut de gamme, ses restaurants chics —mais un peu trop chers quand même—, son club de sports nautiques, son pont mobile enjambant le grand canal, et surtout cette convivialité et cette chaleur qui se dégagent des yeux et des paroles de ses habitants. Ville ouverte, Bizerte l'a toujours été, elle a vu passer civilisations et civilisations, mais elle est restée égale à elle-même, sans le moindre apport ni la moindre faveur de quiconque. Elle a toujours été riche au sens le plus large du terme et elle le restera avec sa Kasbah qui défie le temps depuis des lustres, son histoire et ses hommes.