L'instance chargée de la justice transitionnelle est une institution sensible. Dans le cadre de sa mission, elle aura à fouiller dans la vie privée des gens, à ouvrir des dossiers ultraconfidentiels qui touchent la souveraineté de l'Etat et à lever le voile sur les terribles secrets de la cité. L'affaire des archives nationales a éludé toutes les autres pourtant décisives pour l'avenir du pays, comme le choix du Premier ministre, la composition du gouvernement, les croisements possibles entres les partis politiques représentés au parlement. Les faits sont connus : la présidente de l'Instance vérité et dignité, Mme Sihem Ben Sedrine, s'est présentée un certain 26 décembre, autrement dit quelques jours avant la passation entre le président sortant et le président élu sur le perron du palais de Carthage, quelques semi-remorques stationnées dehors l'attendent, avec pour mission de « déménager » les archives nationales, depuis l'ère beylicale à nos jours, du palais de la République au siège de l'Instance. Comment qualifier cette action ? Sur le plan de la forme, se présenter au pas de la porte du palais présidentiel pour le déposséder, et à travers lui le peuple tunisien, de son histoire et de sa mémoire, il faut avoir de l'estomac. Sur le plan du fond, c'est une action illégale, et voilà pourquoi. Joint par La Presse, Ali Mezghani, professeur agrégé à la faculté des Sciences juridiques, déclare à ce propos : « Mme Ben Sedrine n'a pas le droit d'emporter les archives d'une institution étatique. La loi lui donne le droit d'accéder aux archives, et accéder aux archives, ce n'est pas les emporter. L'article 40 de la loi organique portant sur la justice transitionnelle stipule l'accès, mais jamais il n'a été question de dépossession des institutions de la présidence de la République, du ministère de l'Intérieur, de l'Education, des facultés, puisque toutes les institutions ont des archives et même des personnes privées. L'Instance peut demander éventuellement des copies, mais jamais elle n'a le droit de tout emporter ». Le professeur ajoute qu'il n'est pas possible de prendre en vrac toutes les archives sans savoir si celles-ci sont en rapport avec la mission de l'Instance ou pas. Les archives du palais n'ont pas toutes un lien avec la mission de l'Instance. La mainmise Pour rappel, il y a eu à travers l'histoire des accès aux archives, à l'instar des archives de la Stasi : le ministère de la Sécurité d'Etat, ou encore la police politique de la République démocratique allemande, proclamée en 1949 et disparue en 1990. Les individus ont eu le droit d'accéder aux dossiers les concernant seulement dans une sorte de « data room ». Mais personne n'a eu le droit d'emporter quoi que ce soit. « Les archives, c'est la propriété de l'Etat, insiste l'universitaire, ce n'est pas la propriété des personnes. Mais c'est clair qu'il y a une volonté de mainmise sur les archives de la présidence de la République » a-t-il renchéri. Toujours sur le plan juridique et en réponse aux arguments invoqués par l'équipe de la présidente de l'Instance : oui l'Instance a la possibilité de procéder à des mesures conservatoires en cas d'urgence et conformément à l'article 55 de la loi organique. Oui elle a la possibilité de procéder à des saisies. « Mais saisie ne veut pas dire dépossession d'une part, expose le juriste. De la même manière que les mesures conservatoires sont des mesures de protection, des scellés qui restent entre les mains de leur détenteur. Mme Ben Sedrine peut prendre des mesures mais avec l'appui de la justice, et ce, dans une affaire précise, suite à la plainte d'une personne contre un supposé auteur d'infraction nommément désigné. Mais jamais dans l'absolu », conclut sans appel Ali Mezghani. L'instance chargée de la justice transitionnelle est une institution très sensible. Dans le cadre de sa mission, elle aura à fouiller la vie privée des gens, à ouvrir des dossiers ultraconfidentiels qui touchent la souveraineté de l'Etat tunisien et à lever le voile sur les terribles secrets de la cité. C'est une institution qui devrait être présidée par une personne avec un sens aigu de l'éthique, au-dessus de tout soupçon, indépendante politiquement, qui a la confiance sinon de tous, du moins de la majorité. Or Mme Ben Sedrine est une victime de l'ancien régime. De fait, elle est juge et partie. De plus, elle est soupçonnée d'avoir fait alliance avec certaines formations politiques au détriment d'autres pour accéder à ce poste de présidente de l'Instance justement. Mme Ben Sedrine est une personne controversée, à tort ou à raison, mais les faits sont là. Tout ce qu'elle fait, fera, les jugements qui émaneront d'elle et de l'instance qu'elle préside seront entachés de suspicion, donc risquent d'être contestés automatiquement. Il est clair, et l'affaire des archives vient le confirmer une fois de plus, que cette instance pourra difficilement conduire sa délicate et difficile mission dans la sérénité et l'esprit de concorde, parce que Mme Ben Sedrine souffre d'un irréversible déficit de confiance et donc de légitimité, et contre ça il n'y a rien à faire.