Par Tahar LABASSI* Les récentes grèves des enseignants et des élèves ingénieurs n'ont pas bénéficié de la couverture médiatique conséquente. Pourtant, il y avait matière à réflexion et à débat dans les réformes de dernière minute décidées respectivement par le ministre de l'Education et celui de l'Enseignement supérieur dans le gouvernement sortant: réduction à 20 % de la part de la moyenne annuelle pour la réussite au baccalauréat, et convention avec le ministère de l'Emploi et de la Formation professionnelle en vue de résoudre quelques problèmes posés par le chômage des diplômés du supérieur. Ces deux «réformes», si vraiment on peut les appeler ainsi, amènent diverses interrogations: est-il «judicieux» — je sais qu'il en a le droit — pour un ministre partant de mener des réformes qui touchent aux fondamentaux et aux «acquis» du système éducatif de notre pays? Même si ces «acquis» constituent des obstacles contre toute évolution ou changement dans le bon sens, comme, par exemple, redonner une certaine crédibilité au bac tunisien et établir des ponts entre l'université et le monde du travail? Des réformes de ce type ont besoin d'une conjoncture favorable pour ‘'passer''; or ce n'était pas le cas pour celles que nos ministres de l'Education et de l'Enseignement supérieur viennent de décréter. L'exemple de François Mitterand qui avait attendu le moment propice pour faire voter la loi pour l'abolition de la peine de mort est édifiant, en l'occurrence. Pour toute grande réforme il faut de grands hommes et de grandes dames. Le bon «timing»/kairos est également fondamental pour tout effort de changement. Menée avant l'heure, toute réforme est rejetée, même quand elle est bonne. Décidée avec du retard, elle ne sert plus à rien. On peut malheureusement être dans le vrai sans pour autant être dans la vérité de son temps. Galillée, entre autres, l'a compris à son détriment. Un monde sépare les trois institutions Tout le monde est unanime pour appeler à des réformes dans le domaine de l'enseignement et à tous les niveaux d'études. Pour mener à bien une telle révision profonde de notre système éducatif, il serait préférable de désigner, aux côtés des deux ministres concernés, deux secrétaires d'Etat, l'un(e) pour l'éducation l'autre pour l'enseignement supérieur et la recherche, et ce, pour deux raisons principales : la première est qu'un monde sépare les trois institutions que sont l'école de base, le lycée et l'université. Ce sont des univers qui s'ignorent, qui ne collaborent pas et qui se rejettent mutuellement la responsabilité du désastre subi par notre système éducatif. Le taux de réussite très faible enregistré au premier cycle de l'enseignement supérieur est dû, entre autres, à ce gouffre séparant les trois niveaux. L'université accueille le «produit» du primaire et du secondaire, sans avoir de droit de regard ni de contrôle sur la qualité de l'enseignement dispensé durant ces deux étapes, pourtant capitales dans la formation ultérieure des jeunes apprenants. La deuxième raison est qu'une grande majorité des diplômés de l'université est recrutée par le ministère de l'Education qui ne garantit plus la qualité du personnel enseignant qu'il recrute. Le Bac et le Capes dans leur version actuelle sont, à notre avis, à revoir. Une réforme non soumise aux instances universitaires Je reviens maintenant à la convention signée entre le ministère de l'Enseignement supérieur et celui de la Formation professionnelle et de l'Emploi, accord à l'origine du mouvement protestataire engagé par les élèves ingénieurs et sur lequel se sont greffés d'autres problèmes, non résolus, comme ceux qui touchent à l'enseignement privé et à la qualité de la formation dans les écoles d'ingénieurs. Cette convention constitua une surprise pour les instances consultatives au sein de l'université (conseils scientifiques et conseils d'université). Une réforme de cette envergure aurait dû être discutée au niveau de ces instances. Le ministre a péché par «insouciance». C'est pour cela que personne n'est venu à son secours, pour défendre ces changements. Il en est de même du ministre de l'Education qui a été lâché par tout le monde. Lui, il a péché par «incompétence». Le syndicat de l'enseignement secondaire qui, il y a seulement quelques années, était pour la révision des 25%, s'est rétracté cette fois et a soutenu les revendications des élèves. Personnellement, je ne l'accuse nullement de participation à un quelconque complot visant à faire échouer les projets des deux ministres partants. En effet, des bruits courent que les dernières grèves menées dans d'autres départements ne sont pas d'ordre purement «syndical». Les parents d'élèves, qui auraient pu soutenir le ministre de l'Education à travers leur association (Association de l'éducation et de la famille), n'ont pas été consultés ni associés aux prises de décision. Tout cela pour dire que réformer le secteur exige une connaissance du contexte et des relais de soutien. Il ne suffit pas de proposer de bonnes réformes ; il faut savoir les mener à bien. L'exemple de l'actuel ministre des Affaires sociales est édifiant. Celui-ci profite du soutien d'un grand relais incarné par l'Ugtt. C'est pourquoi qu'il a pu mener quelques réformes au sein de son ministère. Il paraît même qu'il va garder sa place dans un éventuel gouvernement de coalition. Les instances représentatives ont tiré la sonnette d'alarme depuis l'année 2000 L'enseignement supérieur a besoin d'une grande refonte. Le diagnostic a été déjà fait avant même 2011. Les instances représentatives ont tiré la sonnette d'alarme dès l'année 2000 et ont entamé des séries de grèves pour attirer l'attention de l'autorité de tutelle sur les priorités à l'échelle des universités tunisiennes. Le résultat a été l'application hâtive et sans consultation du programme LMD. Depuis, les universitaires n'ont cessé de demander la réforme du régime LMD, surtout après les résultats catastrophiques auxquels sa mise en application a conduit, notamment dans les grandes facultés. L'autorité de tutelle et les ministres de Ben Ali faisaient la sourde oreille et faisaient fi des avis des enseignants, des directeurs de départements et des doyens. Avant son départ, l'ex-ministre de l'Enseignement supérieur, Lazhar Bououni, avait scellé le sort de la politique suivie par son département en faisant voter la loi cadre de 2008 qui reste en vigueur. Toute réforme dans le domaine devrait obligatoirement commencer par l'annulation pure et simple de cette loi. La seule «entorse» apportée à cette loi, mais dans un contexte «révolutionnaire», a été l'élection, en 2012, des présidents des universités. Cet acquis n'a de fait rien changé parce que les présidents élus n'ont pas eu les moyens d'une nouvelle politique, les universités étant régies par la loi de 2008. Dans l'exercice de leurs prérogatives, ces présidents élus ne pouvaient qu'appliquer ce que ladite loi stipulait. Je prendrais un seul exemple : un président d'université n'a pas le droit d'inviter un professeur visiteur pour enseigner dans l'une des institutions sous sa tutelle. Les demandes doivent «passer» par le président de l'université qui donne son avis, et c'est finalement le ministre en personne qui doit signer. Les présidents des universités n'arrivent pas à dépenser les budgets alloués par l'Etat parce qu'ils doivent passer par le contrôleur des dépenses relevant du ministère. Des réformes vitales Aujourd'hui, les universitaires sont en train de gérer les conséquences d'une politique désastreuse qu'ils ont rejetée. Ils ont même prévenu les autorités contre les dégâts de cette politique. Ceux qui assurent des fonctions d'exécution (présidents des universités, doyens, directeurs, présidents des commissions sectorielles, présidents des jurys, etc.) ne font qu'essayer de minimiser les dégâts en attendant des réformes qui tardent à venir. Il s'agit, dans le cadre de la révision souhaitée, de : 1- Revenir à des taux raisonnables de réussite au Bac. La politique de massification a été un désastre. L'université tunisienne reçoit le double de sa capacité d'accueil et ses principaux acteurs (enseignants, administration et étudiants) subissent les conséquences calamiteuses de cette surcharge. Il faudrait aussi revoir la création d'établissements qui sont indignes de notre ambitieuse République. 2- Donner l'autonomie aux universités en instituant un système de contrôle et d'évaluation qui récompense les meilleurs et donne leurs chances aux étudiants moins doués. 3- Revaloriser les diplômes. Il fut un temps ou le maîtrisard tunisien valait mieux que n'importe quel autre maîtrisard arabe ou africain. Les diplômes délivrés par l'Université tunisienne avaient une excellente réputation. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. C'est une grande perte pour un pays qui n'a de ressources que la qualité de son capital humain. La revalorisation de nos diplômes passe nécessairement par l'évaluation du rendement des enseignants, des méthodes d'enseignement, du statut de tous les intervenants et de la bonne gestion des moyens mis à la disposition des universités. 4. Revoir la politique de recherche : le système des unités et des labos devrait être revu. La visibilité des universités tunisiennes dépend d'une autre politique dans le domaine de la recherche. Les universités privées devraient avoir leur part dans cet effort et ne devraient pas se suffire à l'enseignement. Parmi les quelques universités arabes qui arrivent à être classées, on trouve des universités privées. La formation des formateurs/chercheurs ne devraient pas être toujours et uniquement à la charge de l'Etat. On devrait voir des labos de recherche dans les universités privées ainsi que des articles de recherche publiés par leurs groupes de recherche. Reste le grand problème du chômage des diplômés. On sait tous que notre marché du travail est très réduit. Le secteur public ainsi que le secteur privé ne sont plus à même d'employer cette main-d'œuvre de plus en plus croissante. La seule solution c'est l'ouverture sur d'autres marchés. L'Afrique, les pays du Golfe, ainsi que quelques pays européens pour certaines spécialités, pourraient être sollicités dans le cadre d'une diplomatie «économique» intelligente. Le recrutement de nos diplômés devrait être une priorité pour nos ambassadeurs. Sur le marché international du travail, le salaire d'un technicien supérieur, d'un architecte ou d'un ingénieur tunisien est beaucoup plus compétitif que celui de son homologue anglais, français ou australien. Le secteur privé est également à réformer Une réforme de l'enseignement supérieur ne devrait pas négliger le secteur privé qui est devenu incontournable, surtout au cours des dernières années. Il faut dire que ce secteur a profité des lacunes et des faiblesses du secteur public. L'enseignement primaire privé a connu une évolution rapide parce qu'il a su tirer profit de l'incapacité du service public à répondre aux nouveaux changements sociaux et aux exigences d'une classe moyenne, comme l'adaptation du temps scolaire, l'enseignement des langues et les activités parascolaires. L'enseignement supérieur privé a par ailleurs su profiter des lacunes d'un système étatique d'orientation très mal adapté. Ainsi, le privé se développera tant que le public n'arrive pas à apporter plus de flexibilité dans son système de gestion. La rigidité et les pesanteurs dont souffre le secteur public fait le lit du secteur privé. Cependant, une concurrence plus saine profiterait aux deux secteurs. Il faudrait donc donner plus d'autonomie au secteur public ; ce qui obligera le secteur privé à améliorer la qualité de ses services. D'autres réformes sont possibles ; mais il nous semble que ce sont là les urgences qui font l'unanimité autour d'elles. La réussite d'une «autre» politique dans l'enseignement supérieur devrait commencer par ces réformes. *Vice-doyen de la Faculté des Sciences humaines et sociales, Université de Tunis