Par Habib Bouhawal Si tant est que la littérature constitue le témoignage du génie d'un peuple, elle devrait alors nous faire cruellement défaut. Ici, la littérature renvoie aux œuvres de l'esprit, produits tout au long de notre histoire, de nos histoires. Poésies, romans, essais, pièces de théâtre et tout ce qui constitue les fondements et les itinéraires de notre âme commune, collective. Mais tout d'abord, faudrait-il clarifier un point. Car nous ne pouvons aborder l'acte littéraire sans identifier la langue. Et de se poser cette question qui fait peur, qui traumatise et qui verbalise nos consciences : le Tunisien a-t-il une langue, et peut-il se prévaloir d'une identité linguistique ? Certes, on ne fait pas allusion à celle orale, mais bien à celle écrite, car il est bien établi que « les paroles s'envolent, les écrits restent », et que la littérature est nécessairement écriture, c'est-à-dire langage écrit, codifié et structuré. Il est à remarquer que cette question existentielle pourrait être posée à l'ensemble des pays dits arabes et avec lesquels nous partageons cet auguste handicap. Car nous sommes les seuls pays au monde qui parlent une langue et en écrivent une autre. L'arabe littéraire, cette langue unitaire, imposée comme unité de communication écrite et dans quelques circonstances, orale, se révèle commode à bien d'égards. Outre qu'elle est un facteur d'unité indéniable et qu'elle est le creuset de tous nos dialectes de l'Atlantique au Golfe, elle a cristallisé autour d'elle, et tout au long des siècles, cette âme arabe, au demeurant mal définie, mais se reconnaissant dans un ensemble de définitions culturelles, historiques et surtout doctrinales et religieuses. Après tout, cette langue arabe n'est-elle pas la langue du Coran, de la révélation? Elle en hérite dès lors le sacré, l'immuable et l'immanent. Toute évolution structurelle de la langue nous éloignerait alors de la structure originelle et du texte divin et fondateur. Cette fatalité de la langue, du langage, est de plus en plus vécue ou sentie comme un couperet castrateur et inhibiteur. Plus les siècles défilent, à notre désavantage, plus nous prenons conscience d'un mal identitaire qui découle entre autres et essentiellement de l'absence d'une langue locale, comme les Français en ont une, les Maltais, les Turcs ou les Iraniens. Une langue qui permet l'expression écrite, qui autorise l'œuvre personnelle qui nous raconte et qu'on pourrait enfin transmettre et avec elle notre image, notre génie, nos particularismes. Nous sommes sûrement en train de vivre une schizophrénie linguistique, une sorte de trouble de la langue, où nous devons à chaque fois traduire à nos enfants en bas âge, les dessins animés qui défilent en arabe littéraire, et, à nos mères et grands-mères, expliquer en dialectal le télé-journal de vingt heures. Du moment qu'on communique — oralement — avec une langue, il est bien normal que cette communication se poursuive, pour d'autres besoins, par écrit. Et il est légitime que nous exprimons, au quotidien, un vécu particulier et propre à nous, qui diffère culturellement, éthiquement, socialement, du reste du monde arabe. Il est évident que nous agissons et pensons différemment du Soudanais ou du Koweïtien, et que les référents des uns et des autres sont aussi dissemblables qu'irréductibles aux modes et us qui nous différencient et, même, nous séparent. Kurt Goldstein, l'éminent spécialiste de la psychologie du langage, dit à bon escient : « Dès que l'homme use du langage pour établir une communication vivante avec lui-même ou avec ses semblables, le langage n'est plus un instrument, n'est plus un moyen ; il est une manifestation, une révélation de notre essence la plus intime et du lien psychologique qui nous lie à nous-mêmes et à nos semblables». Il en va alors de même d'une revendication physique et de droit, d'un territoire, que de celle d'un territoire linguistique propre, qui nous définit, nous singularise et nous permet une production qui nous décrit dans des termes et des tournures où apparaît notre tempérament et où nous pouvons exprimer ce rapport affectif avec la langue, que nous ne pouvons avoir que superficiellement avec l'arabe littéraire qu'on pourrait assimiler à un artefact linguistique. Certes, nous nous sommes appropriés la langue arabe, et avec le temps, elle s'est naturellement exprimée, oralement, dans différents dialectes nationaux, ayant réussi patiemment à s'adapter au génie de races et d'ethnies différentes. Mais par ailleurs, elle a empêché ces dialectes de produire une mémoire archivée locale et asseoir une civilisation de l'écrit sans se conformer au procès-verbal fondateur, qui sans cesse paraphrase nos sentiments, confine nos élans dans un périmètre linguistique commun et dénature le génie de notre pensée. L'histoire nous a gratifiés d'une langue, l'arabe. Nous en sommes satisfaits et, même, fiers. Mais cette langue si riche, si intense et qui peut se prévaloir d'être la langue littéraire, philosophique et scientifique du Moyen-Age, pèche par sa tournure didactique qui l'a empêché d'être en même temps la langue parlée du peuple. En ces temps de révolution et de mutineries intellectuelles, la question du dialecte devrait interpeller linguistes, auteurs, romanciers, nouvellistes et essayistes, forts d'une approche osée et pionnière. Il est temps d'inventer notre langue.