Par Soufiane BEN FARHAT L'énonciatif est, par essence, "dénonciatif". Il équivaut, discursivement, à l'aveu dans la hiérarchie des normes judiciaires de la preuve. Si l'aveu est la reine des preuves, l'énoncé est, quant à lui, la reine des significations. Raison pour laquelle on s'en tient de prime abord à l'explicite. La norme fondamentale de l'interprétation consiste à privilégier, en premier lieu, l'expression élémentaire. Une espèce de degré spontané et franc de la polysémie. Pourtant, l'énonciatif n'exclut guère l'illusion, voire la fausse conscience, si ce n'est tout simplement la fraude. Cela nous plonge tout droit dans les arcanes et subterfuges de l'herméneutique. Surtout que, de tout temps, les intellectuels – et ceux qui font profession de dire et d'écrire en général — sont passés maîtres dans la manipulation des discours. Disons-le d'emblée. Je préfère intituler cette rubrique "Littératures tunisiennes". Au pluriel. Et cela relève davantage du constat obligé que du choix volontariste. Parce que, à bien y voir, on doit parler de littératures tunisiennes. Là aussi au pluriel. C'est immanent à la complexité des caractéristiques linguistiques de notre pays. Il y a bien évidemment l'arabe dialectal. Une langue truculente, vivante, imagée. Un sédiment qui a tôt fait de se transformer en socle, dès le VIIe siècle. Une source nourricière enrichie depuis de résidus et de séquelles. Agrémentée d'apports séculaires, tantôt millénaires et antiques, tantôt modernes. En dépister les alluvions équivaudrait à faire l'archéologie des greffes historiques plus ou moins conflictuelles ou heureuses dans notre pays. Les précieux legs sont berbères, phéniciens, carthaginois, latins, hellénistiques, nubiens, africains, espagnols, turcs, italiens, français… L'arabe dialectal constitue une composante essentielle de notre littérature parlée. Celle-ci se manifeste surtout au niveau de la poésie orale, depuis la bruyante irruption des Béni Hilal dans nos murs au milieu du XIe siècle. Aujourd'hui, encore, cette poésie épique demeure en friche, suspendue entre deux mondes, en perpétuelle instance de transition bloquée. Elle n'est pas tout à fait morte, mais elle n'est pas pleinement vivante non plus. Il y a bien évidemment, par ailleurs, la littérature arabe écrite, foncièrement classique. Dans sa variante moderne, elle a commencé vers la moitié du XIXe siècle avec le corpus littéraire du voyage vers l'Autre, le fameux adab errihla, dont le grand réformateur Mahmoud Qabadou est l'initiateur. Elle s'est affermie, depuis, avec la poésie, le théâtre, la nouvelle et le roman tunisiens depuis la première moitié du XXe siècle surtout. Cette littérature est primordiale. Avec la littérature dialectale orale, elle constitue l'essentiel du paysage littéraire tunisien. Quatre figures (toutes disparues) y trônent, incontestablement: le poète Abou El Kacem Chabbi, le nouvelliste Ali Douagi, le romancier et nouvelliste Béchir Khraïef et le romancier Mahmoud Messaâdi. Cela n'efface pas pour autant des gens de lettres particulièrement talentueux et doués, aux œuvres incontournables, telle la poétesse Zoubeïda Béchir, le poète prématurément disparu Ridha Jellali ou le regretté Tahar Guiga. Il y a enfin la littérature tunisienne d'expression — ou d'impression — française. Elle a été paradoxalement tardive, bien qu'elle demeure encore balbutiante. Mais elle n'en a pas moins enfanté des écrivains de dimension internationale, dont le grand Albert Memmi est bel et bien la figure de proue. Dans un texte datant de 1987 et intitulé Terre de haute mémoire, le poète et essayiste bilingue Tahar Bekri écrit : "Pays de lumière et d'ombre, terre aux riches souvenirs, la Tunisie enfante ses langages dans une mosaïque aux couleurs et formes antagoniques, vives et peu enclines au monochrome. Une palette éclectique où l'histoire ne suffit pas pour dire l'ampleur du passé et la diversité des visiteurs… Entre tempête et calme, l'expression littéraire sillonne une fresque mouvante d'eaux profondes, de vagues irrésistibles mais aussi de marées basses, de bancs de sable vaseux. Souvent sans havre ni port salutaire, la création erre et trouve peu de repos. Car elle est mouvement incessant vers une identité éclatée où l'être est ébranlé, «mutilé par le langage» selon l'expression de Salah Garmadi, habité par l'enchevêtrement des circuits linguistiques : arabe dialectal/arabe littéral/langue française". (In Europe, revue littéraire mensuelle, Paris, octobre 1987 pp. 3-4). C'est dire que démonter certains mécanismes des littératures tunisiennes s'apparente à ausculter les recoins secrets, les fuites dérobées et les échappées bien souvent invisibles d'un labyrinthe. Une espèce de dédale intime en fait. Là où on n'en finit pas d'errer pour être, au bout du compte, dévoré par le Minotaure. Celui-là même que toutes les passions d'écrivains finissent par enfanter.