C'est un séminaire mensuel que Fethi Ben Slama, psychanalyste, auteur de plusieurs essais, notamment «La psychanalyse à l'épreuve de l'islam», organise régulièrement à la Bibliothèque nationale. Il parlera cette fois-ci de la radicalisation des jeunes et leur engagement au nom du jihadisme. Cédons-lui la parole «Aujourd'hui avec ce qui se passe dans différents pays du monde musulman, il ne s'agit plus d'attentats commis par des groupes mais d'une nouvelle étape dans la violence qui fait planer des menaces bien plus graves, avec la désagrégation de pays entiers. Mais il y a bien plus que cela. Des armées avec plusieurs milliers d'hommes et du matériel de guerre lourd et sophistiqué sèment le chaos, en appliquant la théorie de ce livre «Idaret Etawahoch» édité sous le nom d'Abou Bakr Néji, mais qui renvoie probablement au pseudonyme d'un collectif de plusieurs théoriciens dans la mouvance d'Al Qaïda. La thèse de ce livre énonce que c'est en propageant la terreur, en frappant musulmans et non-musulmans, en ruinant les économies qu'on peut installer la sauvagerie gérée par les jihadistes d'où peut émerger le règne du califat. La théorie de ce livre ressemble à certains égards à la théorie des Khmers rouges. Le terrorisme et la terreur ne sont pas le propre de l'islam. Mais, dans ce programme, nous sommes face à un développement de la violence plus étendue que le terrorisme, qu'on peut qualifier de «daechisme». Jeunesse, une arme de guerre C'est un nouveau concept qui repose sur un certain nombre de particularités. Mais le daechisme n'est pas né comme ça. Il y a eu un dessein et parfois de mauvais calculs et de mauvaises manipulations, comme on en fait dans les laboratoires lorsqu'on obtient des monstres. L'histoire montrera qu'il y a véritablement chez certains un calcul pour aboutir à cela. On sait aujourd'hui comment cela s'est passé, on le sait à peu près. Les responsabilités et les complicités sont avérées. Ce qui est important à dire, c'est que nous ne sommes plus dans le terrorisme des années 2000 avec les attentats de New York. Le monde arabe a subi beaucoup de fléaux : le colonialisme, les formes d'impérialisme des idéologies, mais aujourd'hui il est confronté à de nouveaux désastres qui, à mon avis, risquent de l'anéantir et de l'empêcher d'aller vers l'avenir. Parce que ca touche la jeunesse qui est aujourd'hui l'arme dressée contre lui. Les jeunes qui fournissent la matière humaine du terrorisme et ses différents développements. C'est un immense réservoir de vies dans les pays arabes et plus largement musulmans. Ce qui était alors considéré comme la chance de ce monde, sa jeunesse, est en train de servir à ses malheurs, à devenir l'une des entraves les plus dangereuses pour son avenir. Les Etats, et pour ce qui nous concerne, l'Etat tunisien doit entreprendre un grand projet avec le concours de la société civile, pour faire face à ce danger. J'ai rencontré le secrétaire d'Etat à la Jeunesse, M.Chawki Tarzi, qui m'a communiqué quelques chiffres qui font peur. Il y a une étude qui montre que 1 million de jeunes Tunisiens ne suivent ni des études, ni ne travaillent, et n'ont aucune protection sociale. Un million de jeunes en déshérence. Dans ce réservoir, il y a de tout. Les petits délinquants, les braqueurs, les salafistes... La Tunisie deviendra un pays où on ne pourra plus circuler normalement. Comme dans certains pays en Amérique latine ou en Afrique. Le premier programme de l'Etat devra concerner les jeunes. Il faut mettre les moyens. Le traitement sécuritaire ne suffit pas. Les chiffres avancés par pays ne sont en réalité que la partie apparente de l'iceberg. La Tunisie, le premier pays fournisseur avec 3.000. Mais c'est une estimation minimale. Le Maroc est concerné avec 1.500 combattants, malgré une surveillance beaucoup plus étroite. Au Maroc, il n'y a pas eu de relâchement des services de sécurité, comme c'est le cas en Tunisie. On connaît la situation en Libye qui est devenue un terrain de guerre. L'Algérie a déjà donné avec sa guerre civile, 200 mille morts. Cette guerre civile de l'Algérie est une guerre contre la jeunesse et avec la jeunesse. Quant aux pays arabes du Moyen-Orient, les estimations donnent entre 8.000 et 10.000 combattants engagés en Syrie. En France, premier pays européen à minorité musulmane, il y a au moins 6 millions de musulmans, les statistiques religieuses et ethniques étant interdites ; mais on estime qu'il y a un minimum de 6 millions de musulmans. 1.400 jeunes sont engagés en Syrie. L'année dernière, ils étaient 700 et 3.000 pour toute l'Europe. Ces chiffres cachent une réalité plus large, celle du potentiel de ceux qui sont prêts à s'engager dans le jihad. En Tunisie, les sources gouvernementales avancent le chiffre de 10.000 Tunisiens empêchés de partir. Mais à mon avis le potentiel est bien plus important que ca. On se souvient des meetings de Kairouan et de Hammamet, la masse qu'on a vue, elle est de plusieurs milliers et ce sont des jeunes. Les nés de nouveau A ma connaissance on ne dispose pas d'une étude sur les caractéristiques de ces 3.000 Tunisiens. Qui sont-ils ? De quel milieu viennent-ils? Comment en sont-ils arrivés au jihadisme? Il est certain, néanmoins, qu'ils n'appartiennent pas tous aux classes dites défavorisées. Des études de ce genre sont absolument nécessaires pour comprendre. J'invite les amis chercheurs tunisiens à se lancer dans ces travaux. En France, on dispose de quelques données fournies par les services de renseignements et par le pôle antiterroriste : la tranche d'âge majoritaire est celle des 17-25 ans. Autrement dit, ils sont dans la catégorie des jeunes majeurs. Mais au point de vue psychologique, ce sont des adolescents. L'adolescence est par consensus considérée jusqu'à l'âge de 26 ans et plus. L'âge de l'adolescence dans la modernité s'étend de plus en plus. 50% de ces 1.400 jeunes, sont des néo-pratiquants. On les appelle les «born-again» (nés de nouveau). Ils n'avaient pas de pratiques religieuses et souvent entrent dans ce qu'on appelle une ré-identification. Ils ont des parents parfois musulmans croyants avec une pratique minimale. Ils vont se ré-identifier et deviennent très virulents. 30% des 1.400 sont des convertis à l'islam. Ce sont des gens qui ne sont ni de familles musulmanes, et parfois ils n'ont jamais connu ou rencontré un musulman. Pour ceux-là, c'est un autre processus psychologique qu'on peut appeler la sur-identification. Un processus encore plus virulent. Les services de sécurité craignent spécialement ceux-là, plus difficiles à détecter et beaucoup plus radicaux. 10% sont des musulmans anciens pratiquants, et 10% sont indéterminés. La moitié environ de ceux qui ont été inculpés, présente d'après les juges que j'ai vus, des troubles psychiques. Mais ils n'ont pas été examinés par des psychologues pour déterminer si c'est vrai ou c'est une perception des juges. Il faut savoir que les juges antiterroristes en France ont été formés et participent à un travail de réflexion avec des équipes de recherche. Si une stratégie doit se faire en Tunisie, il faut que les magistrats soient impliqués. Sur les 1.400 qui sont partis en Syrie, on estime que seulement le 1/5, c'est-à-dire 300, sont des combattants. Les autres relèvent de la logistique. C'est une donnée importante pour le retour. On ne traite pas de la même façon ceux qui ont combattu et ceux qui ont été préposés pour faire les courses, par exemple. La contre-radicalisation On peut objecter qu'entre le salafisme et de jihadisme, il n'y a pas nécessairement un passage. Mais c'est plus compliqué, ce n'est pas parce qu'on professe une idéologie modérée ou extrémiste qu'on ne bascule pas vers le terrorisme. Le supposé discours modéré peut d'ailleurs être une illusion. Le nombre élevé de jeunes Tunisiens partis au jihad est souvent attribué aux campagnes d'endoctrinement propagées dans les mosquées et relayées par les réseaux de recruteurs tolérés par les autorités au cours des quatre dernières années. Il y a une responsabilité, ne serait ce que d'avoir laissé les réseaux de transfert opérer. La radicalisation peut se faire avec des gens réels ou d'une manière virtuelle. 90% aujourd'hui de ceux qui entrent dans le jihadisme le font par ordinateur seulement. Il faut que le gouvernement tunisien imagine aujourd'hui des campagnes de contre-radicalisation. J'ai vu des affiches et des spots, mais ce n'est pas suffisant. Il faut mener un travail de contre-radicalisation et de dé-radicalisation pour les jeunes qui vont revenir ou qui veulent partir. On ne peut pas se contenter seulement de les retenir. Il y a des expériences qui sont faites dans plusieurs pays, il faut qu'on pense sérieusement à traiter cela. Il faut s'intéresser à ce qui se passe dans les prisons, ces lieux de radicalisation extrémiste. L'Etat a le devoir de mettre en œuvre une politique de la protection de la jeunesse, enfants et adolescents. Si on terrorise un enfant avec la souffrance de la tombe et des histoires pareilles, il peut devenir lui-même terrorisant».