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Par la force du droit
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Publié dans La Presse de Tunisie le 20 - 04 - 2015


Par Yvonne FLOUR*
«Felix qui potuit rerum cognescere causas». Heureux celui qui des évènements peut connaître les causes. Ainsi parle le poète Virgile dans la seconde géorgique. Au cours de ma déjà longue carrière universitaire, il a pu m'arriver d'avoir à accueillir des collègues qui recevaient le titre de docteur honoris causa. Mais, je le confesse, rien, vraiment rien, ne m'a préparée à m'adresser à un chef d'Etat, fût-il celui d'une République qui nous est très proche. Vous comprendrez mon émotion et mon inquiétude. Pourquoi moi ? Comme à toute question, il faut une réponse, il me semble que trois raisons peuvent expliquer ma présence, à cet instant et à cette tribune. La première est une fiction juridique, la deuxième est une histoire personnelle, la troisième une confraternité de juristes.
La fiction juridique, c'est celle de la représentation. C'est au nom de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, que j'ai l'honneur de vous accueillir aujourd'hui. Au nom de son président ici présent, au nom de ses 40.000 étudiants, de ses 1.500 enseignants et enseignants chercheurs, de ses 1.000 personnes travaillant dans les services administratifs. Dans les années 50, vous avez été étudiant à la faculté de Droit de Paris. Je l'ai été à mon tour dans les années 60. Paris 1 est, avec d'autres, l'héritière de l'université de Paris et de sa faculté de Droit. Les juristes, quand ils font du droit successoral, aiment à parler de continuation de la personne. L'héritier continue la personne de son auteur. Ainsi notre université continue-t-elle celle où vous avez fait vos études. Mais continuité n'est pas immobilisme, ni reproduction servile. Elle est aussi mouvement, création, renouvellement.
L'université qui vous reçoit aujourd'hui n'est pas celle des années 50 ou 60. Après la rupture de 1968, elle s'est construite autour d'un vrai projet scientifique, à l'époque très novateur, dans le dialogue de disciplines à la fois proches et complémentaires que sont le droit, l'économie et les sciences humaines et sociales. Elle est ouverte sur le vaste monde. Plus de 8.000 étudiants étrangers y poursuivent leur formation, 20 % de notre effectif total. Parmi eux, 300 viennent de Tunisie, ce qui les place parmi les tout premiers groupes d'étudiants étrangers à Paris 1. Une cinquantaine d'entre eux y préparent une thèse en cotutelle avec des collègues tunisiens. Cela peut paraître modeste. Mais si j'en juge par l'entreprise compliquée qu'est une thèse en cotutelle, je crois qu'en réalité, c'est beaucoup.
En 2011, après la révolution du 14 Janvier, notre université a fait le choix, sous l'impulsion du président Jean-Claude Colliard, de faire de nos relations avec la Tunisie l'un des axes prioritaires de notre stratégie internationale. Une imposante délégation de Paris 1 s'était alors rendue dans votre pays pour y rencontrer les principales universités tunisiennes. Elles sont toutes ici représentées par leurs présidents respectifs, que je salue amicalement. Les coopérations qui sont nées de ces contacts couvrent toutes les disciplines présentes à Paris 1 : le droit, les arts, l'archéologie et le patrimoine, l'histoire, l'économie, la démographie, la gestion, la philosophie, la géographie, l'informatique, le tourisme ... Nous participons aussi à la formation des personnels administratifs, ce qui est une expérience tout à fait originale. Cette collaboration est également placée sous le signe de la réciprocité. Des étudiants de Paris 1 qui travaillent sur le Maghreb ou sur le monde arabe sont accueillis dans vos universités. Surtout, nous poursuivons à travers ces relations croisées un but commun : ouvrir des lieux de débat, réfléchir ensemble à des sujets aussi essentiels pour nos sociétés respectives que la diversité des cultures et leur aptitude à dialoguer entre elles, les valeurs qui transcendent cette diversité, le rapport à l'autre et à soi. C'est aussi une des traditions les plus marquantes à Paris 1 que de décerner le titre de docteur honoris causa, non pas seulement à des universitaires pour leur œuvre scientifique, mais aussi à des chefs d'Etat ou des responsables politiques pour leur engagement. Non pour se distinguer ou par un goût immodéré de la célébrité, mais pour honorer des hommes qui, dans un moment particulier de l'histoire de leur pays, n'ont pas hésité devant les responsabilités. Ainsi vous vous inscrivez aujourd'hui dans une lignée que l'on peut sans crainte dire prestigieuse : M. Kofi Annan, qui ne fut pas chef d'Etat mais secrétaire général des Nations unies, M. Nelson Mandela, M. Mikhaïl Gorbatchev, S.M. le roi Juan Carlos, d'autres encore. Tous ceux que je viens de citer ont me semble-t-il un point commun. Tous ont eu à accompagner leur pays dans des périodes de transition difficile et à le conduire dans sa marche vers la démocratie et l'Etat de droit. C'est sur ce même chemin que les Tunisiennes et les Tunisiens ont décidé de s'engager depuis le 14 janvier 2011 et qu'il vous incombe d'emmener la Tunisie. Nous espérons par la cérémonie de ce soir vous exprimer notre respect et notre soutien dans ce cheminement.
La fiction juridique n'est cependant qu'une abstraction. Elle ne saurait prendre le pas sur nos histoires personnelles. La mienne commence précisément en Tunisie. A l'heure même où vous quittiez Tunis pour venir suivre vos études à la faculté de Droit de Paris, mon père, lui-même professeur de droit, occupait à Tunis les fonctions de directeur de l'Institut des hautes études. J'y ai passé mes premières années d'enfance, de 1948 à 1954. Nous habitions au 24, avenue de France, face à la porte de France qui sépare la médina de la ville moderne, juste au-dessus du Magasin Général. Il est toujours là ; je l'ai visité pas plus tard que l'an dernier. Mon frère aîné a commencé ses études au lycée Carnot - aujourd'hui le lycée Bourguiba. Il a fait sa communion solennelle à la cathédrale Saint-Vincent de Paul. Mon frère et ma sœur plus jeunes sont nés à Tunis. Vous le voyez, c'est toute une part de ma vie qui est intimement liée à votre pays. Ces minuscules anecdotes n'auraient toutefois guère d'intérêt si elles ne nous montraient que notre histoire commune est ainsi faite de croisements et d'entrecroisements. De votre côté, vous quittez Paris à la mi-juillet 1952 après vos examens de licence, et vous rentrez à Tunis où vous commencez une carrière d'avocat — dans le feu de la résistance, écrivez-vous. Vous allez en effet faire vos premières armes au barreau en défendant les militants de l'indépendance de la Tunisie devant les tribunaux militaires français. Vous passez, écrivez-vous encore, vos matinées au tribunal et vos après-midi à la prison. Autres croisements : vous plaiderez parfois avec des avocats français qui sont autant de grands noms du barreau : Maurice Garçon, Pierre Mendès-France, Leo Hamon, Jacques Isorni... Vous êtes un avocat à l'éloquence incontestée. Tous vos procès, vous les gagnez, et si l'on en croit la rumeur publique, tous les militants que vous avez défendus ont été acquittés. Dans votre livre de mémoires, «Habib Bourguiba, le bon grain et l'ivraie», j'ai relevé ces passages qui me semblent exprimer de façon particulièrement éclairante comment vous voyez les relations de la Tunisie indépendante avec l'ancienne puissance coloniale. Je vous cite. Vous opposez le colonialisme en tant qu'ordre politique pervers et la nation française, porteuse d'une philosophie morale et politique de liberté, d'égalité et de progrès (p. 234). Un peu ironiquement, vous soulignez que vous (les Tunisiens) avez combattu le colonialisme en vous fondant sur les principes de l'adversaire lui-même. Et vous poursuivez : «Si notre adversaire a dû admettre lui-même la justesse de notre cause, c'est pour mieux se plier à ses propres principes » (p. 404). Je partage votre conviction : les principes, quand on les prend au sérieux, sont les plus sûrs guides de l'action.
Enfin, je crois qu'il existe une sorte de confraternité des juristes. Vous êtes un juriste, je le suis aussi. Le droit dépasse les frontières. Et d'ailleurs, il n'est aucun pays où j'ai ressenti une aussi grande proximité intellectuelle, dans la manière même de penser le droit, qu'entre juristes français et tunisiens. Juriste, vous êtes d'abord un homme politique. Ce qui frappe quand on regarde votre longue carrière, c'est la force de vos engagements et la cohérence de vos choix. Compagnon de longue date d'Habib Bourguiba, vous êtes avant tout un esprit libre et fidèle à vos convictions. Lorsque les désaccords avec votre président ou avec le gouvernement ne peuvent être surmontés, vous quittez vos fonctions. Ainsi en 1971, vous démissionnez de vos fonctions d'ambassadeur à Paris parce que vous constatez que la nécessaire démocratisation des institutions tunisiennes est en panne. En 1994, vous vous retirez de la politique. Et quand vous quittez vos fonctions, vous revenez tout simplement à votre robe d'avocat. Comportement si rare, si on en juge par les mœurs françaises, qu'à soi seul, il mérite notre admiration.
Au cours d'une carrière particulièrement riche et mouvementée, vous avez été successivement ministre de l'Intérieur, ministre de la Défense, ministre des Affaires étrangères, ambassadeur à Paris et à Bonn, membre du Conseil constitutionnel, président de la Chambre des députés. L'un des moments les plus forts de votre histoire se situe en 1985, alors que vous êtes ministre des affaires étrangères. Précisément le 4 octobre 1985. A la suite de l'opération Paix en Galilée menée par Israël au Liban en 1982, la direction de l'OLP a dû se retirer en Tunisie. Le 1er octobre 85, l'aviation israélienne bombarde le quartier d'Hamman-Chatt, où les Palestiniens sont installés. Le 4 octobre, vous obtenez le vote, par le Conseil de sécurité de l'ONU, d'une résolution qui condamne cette action israélienne comme une agression caractérisée. La résolution est votée par 14 voix pour et une abstention. Les Etats-Unis se sont abstenus. C'est la seule fois dans l'histoire des Nations unies que les Etats-Unis n'ont pas opposé leur veto à une résolution condamnant Israël. Le succès diplomatique pour la Tunisie est éclatant.
En fait, il me semble que, pour vous, le droit est une force et vous croyez dans la force du droit. Comme le montre l'épisode que je viens de raconter, vous croyez en la force du droit pour assurer le droit des peuples, la stabilité dans les relations internationales, le règlement pacifique des conflits. Avec Bourguiba, vous avez cru dans la force du droit pour affirmer l'indépendance de la Tunisie en prenant appui sur la légalité internationale. Vous avez cru dans la force du droit pour édifier un Etat, que vous vouliez d'abord stable et indépendant, moderne, civil. Là-dessus aussi, vous vous expliquez clairement dans vos mémoires : pour la Tunisie dites-vous, la notion d'Etat est centrale. Et si je vous lis bien, derrière l'Etat, c'est aussi la nation, dont l'Etat est l'expression, qui dans votre esprit est centrale. A votre manière, vous êtes un peu le disciple d'Ernest Renan. En tout cas, garantir l'indépendance nationale, c'est pour vous d'abord refonder l'Etat. En témoigne l'importance que vous avez toujours accordée aux questions constitutionnelles. Vous avez été membre du premier conseil constitutionnel, créé en Tunisie en 1987, et vous avez soutenu avec constance la démocratisation des institutions. Et lorsque vous prenez la tête du gouvernement provisoire après le 14 janvier 2011 – ce 14 janvier que personne n'avait vu venir, selon le mot d'un de nos collègues de l'université de Tunis — votre première préoccupation est d'appeler à rompre avec la constitution ancienne et de convoquer une Assemblée constituante. Avec d'autres acteurs de la vie politique tunisienne et de la société civile, vous avez assuré dans la paix des élections libres et transparentes, premier acte dans la marche vers la démocratisation.
Vous croyez encore à la force du droit pour assurer le développement de la Tunisie et réformer la société en profondeur. De cette force là, témoignent les réformes d'ampleur considérable qui ont été engagées dès lendemain de l'indépendance, et qui ont contribué si fortement à l'émancipation de la société tunisienne. Une révolution par la loi, pour reprendre une formule du doyen Carbonnier. Réforme de l'organisation familiale et du statut de la femme par le Code du statut personnel, réforme de la justice par l'unification du système judiciaire, réformes économiques, par exemple par l'abolition de ces biens de mainmorte qu'étaient les habous... Et aujourd'hui encore, c'est parce que vous croyez à la force du droit pour construire des institutions démocratiques et renouveler la dynamique de développement de la Tunisie que vous avez entrepris, avec l'Appel de Tunis (Nida Tounès), de fédérer les forces modernistes et de repartir dans l'arène politique en acceptant le 8 juillet 2014 d'être le candidat à la présidence de la République du parti Nidaa Tounes.
Le bon grain de la liberté l'a finalement emporté, disiez-vous récemment. Nous le savons tous, cependant, beaucoup reste à faire et le chemin est ardu. Le 18 mars dernier 22 personnes sont tombées au musée du Bardo sous des balles terroristes. Deux mois plus tôt, 17 personnes avaient été tuées à Paris dans un attentat de même nature. Des deux côtés de la Méditerranée, ce sont bien nos libertés fondamentales qui sont mises en cause, sous leurs formes les plus concrètes : liberté d'expression, liberté religieuse, liberté d'aller et venir tout simplement. Encore un croisement, tragique celui-là, qui démontre combien le destin de nos deux pays est indissolublement lié. Formons ensemble le vœu que l'ivraie de la violence ne parvienne pas à étouffer les germes fragiles de la liberté et du droit, et que, derrière vous, la jeunesse tunisienne sache relever le flambeau que vous avez allumé.
Y.F.
* (Professeur de droit et vice-présidente de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (discours prononcé lors de la remise du Doctorat Honoris Causa au Président de la République Tunisienne, Béji Caïd Essebsi (7 avril 2015).


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