La 4e production du Théâtre national tunisien fut signée Chedly Arfaoui, Borj Loussif Une nouvelle adaptation d'une œuvre majeure de Tennessee Williams avec un beau casting, à l'affiche C'est l'anniversaire du patriarche, toute la famille est réunie autour d'un gigantesque gâteau. C'est une réunion de famille, à Borj Loussif, mais les visages sont couverts, les expressions sont austères. L'impassable sérénité de cette nuit va pourtant permettre aux rancœurs et aux secrets inavoués d'être révélés. On célèbre l'anniversaire de Baba Karoun, épouse, fils, belles-filles et petits-enfants, la famille est au complet, mais les âmes ne sont pas en paix. Le patriarche se tient bien droit, encadré par sa progéniture, ils maintiennent une pause plastique pendant quelques minutes comme pour fixer cet instant de fausse communion familiale avant que tout ne bascule dans le déchirement. On croirait voir une famille modèle, mais il en sera autrement. L'un des enfants de Baba Karoun, son préféré semble-t-il, cherche dans la boisson de quoi rehausser l'insipidité de son existence et de son mariage, il s'est détourné de son épouse, aux formes audacieuses, sexy et pulpeuse, et la stérilité du couple n'arrange pas les choses. Le second couple, avec cinq filles terriblement odieuses et mal élevées, montre l'apparence d'une fausse dévotion, puise dans la religion une certaine contenance, et pose un œil cupide sur les richesses et le futur héritage du père. Quant à big mama (Sihem M'saddak), elle rehausse le tableau de sa présence, parfois dure et intransigeante, face à ses belles-filles, docile et soumise avec son mari. Pourtant, dans ce marasme de la condition humaine, le patriarche est heureux. On lui a annoncé que ses examens médicaux étaient bons. Il croyait avoir quelque chose de grave, une de ces maladies dont le seul fait de prononcer le nom vous rapproche de la mort. Il semble serein et profite de la soirée. C'est dans cette trame que Arfaoui place ses personnages et c'est dans ce domaine qui s'étend sur des hectares interminables que se place le conflit. Et l'argent et le pouvoir en sont l'éternel objet de désir et de toutes les convoitises. Arfaoui dessine ses personnages à coup de référence, sans pour autant coller aux différentes versions ou adaptions de l'œuvre de Tennessee Williams, mais on reconnaît bien dans ses choix esthétiques les clins d'œil dont il use pour éveiller en nous le doux souvenir du couple Paul Newman et Liz Tylor, à travers les costumes signés Nedra Gribaâ, le grand lit en inox doré qui surplombe la scène, identique à celui du film réalisé dans les années 60. Mais on retrouve aussi toutes les belles libertés que Arfaoui s'est permises ; dans cette âme qu'il insuffle au drame mis en scène à travers la voix exceptionnelle d'Ismaïl Hattab et ce Salhi qu'il pousse dans les moments de pur drame et déchirure. De quoi avoir le poil qui se dresse sur la peau, une chair de poule qui nous accompagne tout au long de la pièce. Borj Loussif traite de tant de sujets déjà vus et développés dans plus d'une œuvre, mais ce n'est pas l'essentiel dans la proposition de Chedly Arfaoui. C'est une démarche qu'il a suivie depuis ses premières créations ; depuis Désirs (d'après un tramway nommé désir), Sahertou d'après le texte éponyme de Douagi, et même le retour de Léviathan travail universitaire à partir du texte de Hobbes..., Arfaoui s'inspire, aborde, digère et transforme l'œuvre originale et puise dans toutes les références qui lui sont proches. Un travail qui s'apparente plus au cinéma, il découpe, monte, emprunte des détails et il zoome sur des états. Il est à l'affût de l'image, cherche la performance dans la sobriété, ne néglige aucune particularité de ses comédiens et il en tire le meilleur d'eux sans leur forcer la main. Une démarche qui nous révèle des comédiens que nous connaissons et apprécions sous un nouvel éclairage. Avec Slah M'saddak aussi majestueux, Chekra Rammah rehaussée d'un beau jeu qui l'illumine, Salha Nasraoui et son interprétation tout en charisme et emphase. Au-delà du dénouement du récit, Borj Loussif, c'est cette fragilité que dégage Chekra, le style que développe Salha, les couleurs qui nous éclaboussent de Sihem M'saddak, et le dernier monologue de Slah M'saddak avant de s'écrouler sur son trône et qu'on habille de lumière.