Par Raouf Seddik L'homme libre est voué au combat. A un combat qui le mène aux limites de sa propre mesure. D'où, pour beaucoup, la tentation de la servitude. Partout où la violence de l'épreuve subie transforme le désir de conquête en un besoin de se protéger. Et où ce besoin de se protéger devient lui-même un impératif tyrannique... Alors tout ce qui est nouveau devient haïssable, condamnable. On s'organise en confréries et en sectes pour bannir ceux qu'on accuse désormais de conduire à l'aventure, et on s'évertue à penser et à parler sur le même ton, à communier dans la même opinion. On instaure un ordre du réel où toute audace est suspecte et où tout combat n'est admis que s'il est voué à défendre la cause... On y professe l'idée que la quiétude est un droit sacré et que ceux qui la menacent méritent bien le pire des châtiments. Cette posture serait-elle le privilège de l'homo religiosus ? Hélas, non. A moins d'admettre qu'il existe des religions sans dieux et que notre époque en est riche... Des religions avec leurs prêtres, leurs conseils sacerdotaux et leurs décrets, mais des religions sans culte et sans spiritualité. Non, nous ne décrivons pas ici une dérive actuelle de notre période post-révolutionnaire, ce sursaut partout visible des tenants de l'ordre ancien qui voudraient de façon désespérée refermer un horizon irréversiblement ouvert, et restaurer le monde restreint du petit cabotage face aux perspectives de la haute mer. Les sociétés humaines connaissent à travers l'histoire des épisodes au cours desquels elles ont tendance à se transformer en citadelles de leur passé révolu. Ce qui nous importe, c'est la puissance des liens qu'elles parviennent à inventer afin de perpétuer l'état de servitude de leurs membres. Que l'on se situe dans le contexte présent avec ses querelles politiques ou dans celui des temps anciens, la question est fondamentalement la même. La seule différence réside peut-être dans les moyens rhétoriques et sophistiques mobilisés au niveau de ce qu'on pourrait appeler, par commodité, «l'Organisation»... Les réseaux sociaux de la toile en fournissent l'illustration au quotidien. Il s'agit d'inoculer dans l'esprit de tout un chacun la pensée qu'à quitter le groupe on va à sa perte et que le bonheur est ici, dans la fidélité aux anciens rites sociaux, au parfum rance des cérémonies d'antan... Et que la liberté tant convoitée par la jeunesse est un produit disponible en magasin, sans qu'il soit besoin d'aller la chercher ailleurs. Qu'on en offre du reste pour tous les goûts et pour toutes les tailles : de l'hystérie et de la déraison prêts à l'emploi ! Ce sont là les stratégies de ce qu'on pourrait appeler l'incarcération douce. Au nom de la dette nostalgique envers un passé commun, on installe l'enclos d'une norme qui rogne les appartenances plus secrètes. La référence au passé n'est pas synonyme ici de libération, mais d'aliénation. Même si... surtout si elle se présente faussement comme un rempart contre ce qu'elle prétend être une invasion culturelle (en arguant que le vent nouveau n'a pas surgi de l'intérieur des terres et de l'aspiration des habitants, mais a été «soufflé» de l'extérieur). Là est le sophisme et son dangereux poison. Car il existe en tout homme un sentiment noble qui l'oblige envers son passé. Nous l'avons suffisamment souligné à travers les textes de cette chronique. Porter la mémoire de ce passé, dans sa vérité, est un acte de bravoure qui donne sens à l'héroïsme de toute existence humaine. A condition toutefois que le contenu de ce passé ne soit pas dicté par de faux prêtres, et que le combat pour en maintenir la flamme vivante ne soit pas considéré comme la prérogative de quelqu'autorité autoproclamée. Au contraire, le passé dont il s'agit de préserver la mémoire est de ceux qui suscitent une dynamique de recherche. Il est au centre du combat de l'homme libre, précisément parce qu'il comporte des zones difficiles d'accès, dont le sens est revêche. Son élucidation fait découvrir des relations de parenté insoupçonnées et ouvre sur des amitiés qui réconcilient avec la dimension universelle de notre existence terrestre, sans que soient remis en cause les liens qui nous unissent à tous ceux dont on partage le destin à l'échelle de la famille, du village ou du pays. L'appropriation de cet héritage n'a le sens d'une frontière à défendre que si, dans le même temps, il est exploration des confins... Jusqu'en ces contrées où l'on côtoie Œdipe se tenant face au Sphinx, car l'énigme porte sur l'homme que nous sommes. La question de ces stratégies d'incarcération pose le problème relatif à la manière de les déjouer. Ce qui peut être considéré parfois comme une urgence et un cas d'assistance à personnes en danger. Le même problème se pose à vrai dire avec les idéologies libérales et consuméristes qui, en raison de leur côté tyrannique elles aussi, produisent des valeurs dont l'effet est d'uniformiser les identités... Ce qui signifie qu'elles font également subir une violence à la suite de laquelle l'individu se trouve en situation de conflictualité avec la vérité de son passé. Pour aller à nouveau à la conquête de ce passé, et s'approprier ainsi le territoire de son identité véridique, il doit d'abord engager une action d'insurrection. Nous sommes, répétons-le, en présence d'une situation de servitude morale dont il s'agit de se libérer. Or la personne qui est tombée dans un tel état de servitude est une personne qui a perdu confiance en son pouvoir de tenir tête. Son premier effort est de surmonter le déni portant sur la perte de sa propre liberté. Autrement dit, sur l'alliance passive et contre-nature qui a été scellée par elle avec «l'Organisation» : alliance qui est devenue pour elle une sorte de seconde nature, synonyme de reconnaissance sociale, et dont la reconduction lui masque la réalité de sa perte... Bref, il s'agit en premier lieu de l'aider à dénoncer ce que Sartre appellerait sa propre «mauvaise foi»: le travestissement de son reniement à travers un jeu de rôle figé dont elle a fait son identité. Ce moment initial est extrêmement délicat parce que tout excès comporte le risque de susciter une alerte intempestive, une levée de boucliers et, par conséquent, une aggravation du déni. Il faut donc attendre le moment propice... Ce moment d'heureuse mélancolie d'où peut échapper un éclair de lucidité sur sa vraie situation. Comme si, à la faveur du rêve, un invisible messager faisait irruption dans la conscience du captif et lui assénait violemment le souvenir de son passé oublié... Oui, il faut un messager pour les rêves de la mémoire ! Il faut aussi un messager pour convertir ces rêves en serment d'insurrection. L'engagement au service d'autrui n'est pas en marge du combat de l'homme libre mais en son cœur. Or il s'agit énormément de faire œuvre de patience... De laisser faire le messager. C'est l'alliance avec le messager qui ouvre la possibilité d'une alliance avec l'autre qui redécouvre le champ de sa propre liberté... En vue d'un compagnonnage... D'une aventure de conquêtes à deux.