L'intégration par le Ministère de la santé de la première ligne dans la riposte à l'épidémie Covid-19 décidée récemment constitue un tournant stratégique positif. On ne combat pas une épidémie de cette ampleur avec uniquement le sommet de la pyramide du système de soins (SAMU, urgences hospitalières et services spécialisés). En effet « la riposte contre le risque pandémique exige l'implication et la préparation de l'ensemble du système de santé » (voir le document de la Direction des Soins de Santé de Base « missions de la première ligne dans le contexte Covid-19 et la lettre de la Direction Générale de la Santé aux Directeurs régionaux). Le Collectif de défense du secteur public de la santé a depuis le mois d'avril 2020, émis des observations critiques sur la gestion de l'épidémie et demandé une approche plus globale impliquant la première ligne (voir la « contribution de la première ligne à la continuité des services et à la lutte contre l'épidémie de Covid-19 signée par 41 ONG et plusieurs dizaines de personnalités). Les documents du Ministère de la santé, cités plus haut, comprennent une série de mesures qui constituent un programme ambitieux et détaillé. L'application de ce programme sera une contribution importante aux mesures visant à freiner la progression de l'épidémie. Grâce à une prise en charge médicale précoce et de proximité des patients Covid+, elle permettra de réduire la pression sur les urgences, de réduire la proportion de patients nécessitant des soins de réanimation et par conséquent de faire baisser la mortalité. L'application de ce programme va cependant se heurter à de nombreuses difficultés qu'il faut identifier de manière claire et précise afin de les surmonter. Elle nécessitera des moyens financiers et logistiques qui doivent être mobilisables rapidement. 1) Procéder à un rapide état des lieux de la première ligne et des circonscriptions sanitaires Les structures de première ligne assurent une large couverture géographique. Elles sont composées dans le secteur public de 109 hôpitaux de circonscription (de taille et de services variables) et de 2200 centres de santé de base (avec près de 1000 CSB ruraux n'assurant qu'une seule consultation médicale hebdomadaire) dans lesquels exercent près de 2000 médecins de santé publique et dans le secteur privé d'environ 3000 cabinets de médecins généralistes de libre pratique. Il y a eu au cours des deux dernières décennies un recul en matière des soins de santé de base et une marginalisation de la première ligne. Les moyens mis à la disposition de la première ligne publique sont faibles. On note un problème aigu de manque de médicaments, en particulier pour le million de malades chroniques qui consultent dans le secteur public, une faiblesse des moyens de communication pouvant même affecter les programmes préventifs et un système d'information fragmenté et plutôt orienté vers le transfert des données que pour aider à la prise de décision. Dans ce contexte, l'engagement des personnels est faible. Les personnels qui étaient fortement engagés dans le passé sont aujourd'hui désabusés et ont le sentiment d'être délaissés, sentiment renforcé par la gestion de la première phase de l'épidémie. Les différents organes du Ministère de la santé développent des stratégies, programmes et plans qui ne tiennent insuffisamment compte de la réalité du terrain et n'associent que marginalement les professionnels de la première ligne. Un nombre réduit de circonscriptions sanitaires sont fonctionnelles comme l'a montré l'évaluation effectuée en 2015. La participation communautaire est quasi absente. Toutefois la situation est très variable d'une circonscription à une autre avec parfois des circonscriptions fortement impliquées dans la lutte contre l'épidémie et qui pourront servir d'exemples mobilisateurs pour les autres. La perception de la première ligne publique par la population est variable selon les régions plutôt positive dans certaines régions, négative dans d'autres d'après l'enquête de l'INS de 2017 et le manque de médicaments est la première insuffisance rapportée par les citoyens. Dans le secteur privé, la première ligne était quasiment ignorée par le Ministère de la santé dans la gestion de cette épidémie ainsi que par les programmes nationaux. Elle rencontre des difficultés avec la CNAM et la filière médecin de famille ne dispose pas des conditions permettant son développement comme filière privilégiée. L'influence des laboratoires de médicaments y est importante et on note l'absence d'un système d'information communicant aidant à la prise de décision.. 2) Les missions de la première ligne dans le contexte Covid-19 Assurer la continuité des services de soins essentiels et courants. Participer activement à la campagne de promotion de la prévention et des mesures barrière et au dépistage des cas positifs (tests, contact tracing et tracking). Prise en charge médicale précoce, en particulier pour les sujets à risque et suivi à domicile, selon les recommandations agréées émanant de l'INEAS. Prise en charge des personnes Covid+ présentant une forme pauci-symptomatique ou mineure et présentant des facteurs de risque dans les hôpitaux de circonscription. 3) Modalités de démarrage du programme Il est nécessaire de mettre en place rapidement un circuit d'information fonctionnel visant tous les personnels concernés (plus de 20000 personnes) , ainsi qu'un package d'information et de formation sur le programme et sur les mesures d'application et de suivi.. En raison de la spécificité de chaque circonscription sanitaire, il est peu probable que le programme rencontre la même réactivité partout en dépit de l'urgence de la situation. Il est par conséquent crucial de prendre appui sur les circonscriptions qui disposent d'un encadrement motivé et engagé pour obtenir rapidement des expériences réussies. Ces dernières supporteront et dynamiseront une généralisation positive du programme. Par conséquent la communication sur les premières expériences positives permettra de montrer que le programme marche, et créera une dynamique positive à même d'entraîner les autres circonscriptions et d'obtenir l'adhésion de la population. Un programme d'accompagnement dynamique, diversifié mais harmonisé sera nécessaire pour lever les obstacles et maximiser les résultats. 4) Besoins des circonscriptions sanitaires Pour assurer la réussite du programme, des moyens adéquats doivent être mis à la disposition de la première ligne. La disponibilité permanente des équipements de protection individuelle (EPI) et des produits d'hygiène permettra aux personnels d'exercer dans des conditions de sécurité satisfaisantes. Les dispositifs médicaux nécessaires à la prise en charge des patients doivent être fournis, en particulier des oxymétries de pouls pour les CSB et des extracteurs d'oxygène avec les accessoires nécessaires pour les circonscriptions. Une gestion efficiente de la chaîne d'approvisionnement et de l'utilisation de tous ces produits est nécessaire. Pour faire le suivi des patients à domicile et pour assurer la circulation rapide de l'information entre les différentes structures, il est indispensable que des moyens de communication (téléphone, tablette, internet sans fil) soient fournis rapidement à toutes les circonscriptions avec un programme de couverture de l'ensemble des CSB. Les opérateurs téléphoniques qui ont signé récemment une convention avec le Ministère peuvent être sollicités pour contribuer à la fourniture de ces matériels. Il est également nécessaire d'assurer la disponibilité de moyens de transport opérationnels. Un programme spécial disposant des financements nécessaires, visant à améliorer la disponibilité des médicaments dans les CSB et les hôpitaux de circonscription est à établir. Une attention particulière doit être accordée aux malades chroniques dont le bon suivi permet de limiter le risque de complications en cas de contamination par le virus. Il permettra ainsi de regagner les points perdus de crédibilité et aura un impact positif sur l'engagement des personnels. Pour faciliter le diagnostic des cas Covid+, il faut envisager la mise à disposition encadrée des tests rapides d'orientation diagnostique dans les CSB et chez les médecins de libre pratique. Le stock actuel de tests rapides va s'épuiser au bout de quelques semaines. Il est nécessaire de prévoir de nouvelles commandes de tests rapides dans le cadre du programme mondial de l'OMS qui prévoit 120 millions de tests rapides (ayant une sensibilité d'au moins 80 pour cent) au coût de 5 dollars le test. 5) Conditions pour la réussite du programme L'implication forte de l'ensemble des organes centraux et régionaux de l'Etat est indispensable pour assurer la mobilisation de tous les moyens nécessaires et ne doit pas se limiter seulement au Ministère de la santé. Les Directions régionales de la santé sont appelées à jouer un rôle moteur, en collaboration avec les commissions régionales de lutte contre les calamités. Le parcours du patient Covid+ doit être clairement défini, en identifiant les personnes ressources et les responsables, avec un système de référence qui permet un transfert rapide en cas d'aggravation de l'état du patient. Ces Directions sont appelées, en particulier à assurer la circulation de l'information à toutes les parties concernées, à veiller à une gestion efficiente des EPI et des dispositifs médicaux permettant d'assurer leur disponibilité, et à mettre en place des canaux de communication entre les différents professionnels et notamment entre médecins généralistes et médecins spécialistes. L'implication de la société civile dans la mise en œuvre du programme peut apporter une précieuse valeur ajoutée: • Participation active aux commissions régionales et locales multi sectorielles de gestion de l'épidémie • Participation à la campagne nationale de prévention et de respect des mesures barrière • Mobilisation de cadres expérimentés pour accompagner les circonscriptions sanitaires • Veille et suivi de l'application du programme Une stratégie de communication pertinente et bien ciblée, en rapport avec les progrès réalisés doit accompagner le programme Des mesures incitatives et des gratifications pour les personnels qui s'engagent dans le programme contribueront à la réussite du programme 6) Résultats attendus Meilleure observance des mesures barrière et la population sait à qui s'adresser en cas de suspicion Covid. Au moins 500 lits oxygène sont fonctionnels dans les hôpitaux de circonscription. Les cas asymptomatiques et pauci-symptomatiques sont suivis par les médecins de première ligne publics et privés, avec une prise en charge médicale précoce pour les cas avec facteur de risque. Les cas qui s'aggravent sont adressés sans retard à l'hôpital de référence. La pression sur le 190 et sur les urgences hospitalières est réduite, permettant une meilleure prise en charge des urgences. La prise en charge médicale précoce des cas Covid+ réduit le recours à la réanimation et permet de réduire le taux de létalité. La réussite de l'intégration effective de la première ligne publique et privée dans la stratégie de lutte contre l'épidémie Covid-19 sera une étape importante dans la mise en œuvre du choix stratégique de santé familiale et de proximité. Liste des signataires • Hedi Achouri, médecin • Thouraya Annabi- Attia, médecin • Hedia Belhaj, médecin • Moncef BelHaj Yahia, médecin • Salah Ben Ammar Mohamed, professeur de médecine, ancien ministre de la santé • Abdelmajid Ben Hamida, professeur de médecine • Habiba Ben Romdhane, professeur de médecine, ancienne ministre de la santé • Nabiha Borsali-Falfoul, professeur de médecine • Bechir Boussalmi, médecin, président de l'Association Maghrébine de Sécurité Sanitaire des Aliments (AMSSA) • Moez Cherif, médecin • Abdelwahed El Abassi, médecin • Sihem Essafi, médecin • Sina Haj Amor, médecin • Selma Hajri, médecin • Mohamed Hsairi, professeur de médecine • Slim Kallel, universitaire • Sonia Khalfallah, médecin • Fethi Letaief, médecin • Zahra Marrakchi, professeur de médecine • Skander Mrad, professeur de médecine • Jaouhar Mzid, médecin • Jamel Msallem, président de la Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme • Belgacem Sabri, médecin • Mouna Sakly, médecin • Slaheddine Sellami, professeur de médecine, ancien ministre de la santé