Une nouvelle occasion de retrouver les oeuvres de Bouabana se présente grâce à l'initiative de Seif Chaouch, directeur de la galerie Roubtzoff. Cette rétrospective remet à l'honneur un artiste rebelle et iconoclaste, en attendant un regain critique autour de ses travaux et une mise en perspective de sa singularité parmi les artistes du vingtième siècle en Tunisie... Comme l'année écoulée à pareille époque, la galerie Alexandre Roubtzoff de la Marsa organise une rétrospective en hommage à Habib Bouabana. Une quarantaine d'oeuvres de cet artiste seront ainsi exposées du 7 au 31 janvier et permettront de retrouver la veine si particulière de ce plasticien parti trop tôt. Dandy ou artiste maudit? Né en 1942, Habib Bouabana a constitué une oeuvre pléthorique avant de s'éteindre en 2003. Cet artiste aux travaux reconnaissables au premier coup d'oeil avait un style inimitable et un vécu qui fit de lui un iconoclaste véritable. Oscillant entre l'image d'un artiste maudit et celle d'un épicurien, Bouabana vivait pour son art et advienne que pourra. Inséparable des années 1990, son oeuvre lui a survécu et continue à être saluée cycliquement. C'est ainsi qu'un espace culturel porte son nom au centre-ville qui fut jadis animé par le regretté Hechmi Ghachem. De même, plusieurs galeries lui ont rendu hommage ces dernières années faisant de son oeuvre un véritable symbole qui permet de se ressourcer. C'est que Bouabana qui a cotôyé les grands maîtres du gotha artistique a toujours fait figure de rebelle et de nos jours, il est intéressant de constater que son oeuvre considérée marginale par les ténors de son époque dont il se distanciait, demeure présente et vive. Il y a en effet chez Bouabana cette graine de génie et ce ferment rebelle qui font qu'une oeuvre ne s'éteint pas avec son auteur. De fait, celui qu'on qualifiait de dandy a une puissance rétroactive qui se révèle de plus en plus. Il suffit de constater deux choses pour s'en convaincre. En premier lieu, la peinture figurative a tendance à passer au second plan et tout un pan de l'héritage de l'Ecole de Tunis est ainsi en train de rentrer au musée. D'autre part, quasiment personne ne se place aujourd'hui dans le sillage de Abdelaziz Gorgi ou de Zoubeir Turki alors qu'ils et elles sont nombreux à se réclamer de Bouabana. De fait, Bouabana avec son côté frondeur n'a jamais fait partie de la nomenklatura artistique. Au contraire, il est resté sur les marges tout en étant amplement reconnu. De la sorte, il a su garder un aspect sulfureux qu'avaient perdu en chemin les artistes liés à l'establishment. C'est cela qui fait que Bouabana resurgit régulièrement et suscite toujours le même engouement. Bouabana se démarquait clairement et le plus extraordinaire c'est que ses oeuvres aussi restent singulières malgré leur prolifération relative et leur dissémination chez les collectionneurs de Tunisie et d'ailleurs. Trait libre et chromatique fuyante C'est pour toutes ces raisons qu'un rendez-vous avec Bouabana est toujours le bienvenu, ne serait-ce que pour se retremper dans son trait libre et sa chromatique fuyante. Absurdes et déliés d'attaches, ses personnages semblent condamnés à l'errance - à la souffrance aurait-il dit! - et dériver dans un monde irréel. On pourrait se pencher avec précision sur l'univers de Bouabana, déceler ce qui le fonde et lui donne son originalité. On pourrait également souhaiter des monographies plus nombreuses au niveau de la critique universitaire pour consolider la présence de cet artiste qui demeure un phénomène de collectionneurs et de galeristes. Pour que Bouabana puisse conquérir et légitimer sa place dans la postérité artistique, il semble important que la critique puisse dégager deux aspects essentiels pour une pleine compréhension de cet artiste et de ses échos. D'une part, de qui se démarquait-il, comment et pourquoi? Cela reviendrait à prendre Bouabana dans son époque ou plutôt dans ce qui le caractérisait contre son époque. D'autre part, il est tout aussi important de comprendre qui aujourd'hui se revendique de l'héritage de Bouabana, qui voit son oeuvre propre dans le sillage de ce maître, qui se considère comme un continuateur de l'oeuvre de cet artiste ou du moins de son identité esthétique. Cet effort critique devrait accompagner les rétrospectives Bouabana qui, sans cela, pourraient n'être assimilées qu'à une présence au nom du marché. Que Bouabana se vende, c'est un fait dont on ne peut que se réjouir! Toutefois, cette valeur vénale de son oeuvre devrait à notre sens s'accompagner d'un dispositif critique qui permette de poursuivre la bonification de cette oeuvre. De nos jours, plusieurs jeunes artistes ont la touche Bouabana. A tout le moins, ils ont subi son influence comme d'autres ont été nourris par celle de Mahmoud Sehili. Qui sont ces artistes? Se reconnaissent-ils en Bouabana? Ont-ils conscience de leur proximité? Ainsi, un Rejeb Zeramdini pourrait par certains aspects être relié à Habib Bouabana. Tout comme plusieurs autres artistes qui sont dans le sillage de celui qu'on qualifiait de Modigliani tunisien que ce soit dans la fuite du trait ou le registre des couleurs et même les deux à la fois. Cette question des influences est importante pour la reconnaissance critique du vingtième siècle pictural. Sinon, nous serons toujours condamnés à des lectures diachroniques de notre patrimoine, à des énumérations qui mettent tous les artistes sur le même niveau éludant ainsi la question de la postérité et de l'impact des oeuvres. Notre dette envers Aly Ben Salem ou Hatim El Mekki a des contours différents que celle à l'égard de Nja Mahdaoui pour citer l'exemple de celui qui a bouleversé notre rapport à la lettre arabe comme Yahia Turki l'avait fait en ce qui concerne le rapport à l'héritage colonial. Quarante œuvres pour la postérité Cet effort critique est essentiel en ce qui concerne Bouabana. Sans cela, son oeuvre continuera à revenir cycliquement pour des rétrospectives honorables mais à vocation surtout commerçante. Il importe de se saisir de nouveau de ce qui singularise Bouabana pour qu'il mérite non seulement de la reconnaissance des artistes mais aussi du Panthéon des Arts qui ne l'a toujours pas accueilli malgré la profusion et la singularité de son oeuvre. Puisse cette nouvelle initiative de Seif Chaouch, dynamique animateur de la galerie Roubtzoff, constituer un nouveau pas en ce sens. Puisse aussi le public redécouvrir ce qui fit le succès de Bouabana grâce aux quarante tableaux qui seront exposés jusqu'à la fin du mois de janvier.