Rares sont les chefs d'Etat, de par le monde, qui ont fait de l'art théâtral une des référence absolues de leur discours politique. Habib Bourguiba, le premier président de la République de la Tunisie indépendante fut un de ceux-là. Un livre vient de paraitre sous la plume de Moncef Charfeddine nous le rappelle, dans un style très original et assez captivant .Le titre de ce livre est explicite : « Bourguiba, ses frères, le théâtre, la culture et d'autres sujets » Mais avant de parler de ce livre essayons de nous rapporter à l'histoire de la culture du monde pour tenter d'étayer notre propos. Comme chacun sait, le théâtre tel qu'on le pratique, la philosophie et la démocratie dont nous sommes tributaires, sont des inventions grecques. La première philosophie politique et la première philosophie de l'art- de la tragédie en particulier- se sont articulées simultanément dans un seul et même texte : ‘La République' de Platon. C'est dans le cadre général d'un projet politique selon Platon, que s'insère la question du théâtre, dans le cadre, notamment d'une éducation en vue du gouvernement par les philosophes. Il faut rappeler l'amitié légendaire entre Périclès le grand homme d'Etat athénien et Sophocle, l'auteur d'Œdipe et de la non moins fameuse Antigone. Périclès fut lui-même chorège lors des grande dionysies où avait lieu le concours des meilleures tragédies .Le chorège, c'était le citoyen riche qui prenait à sa charge le financement d'une représentation théâtrale. Fermons la parenthèse .A notre époque les hommes politiques d'envergure et autres chefs d'Etat passionnés par la chose théâtrale, à l'instar d'un Périclès, sont quasi introuvables .Les chefs d'Etat qui consacrent une part de leur emploi du temps à la réflexion esthétique et théorique autour de la culture et de l'art théâtral forment l'exception rare. Au vingtième siècle, je n'en vois nulle part à ma connaissance, excepté Bourguiba et... l'ancien chancelier allemand Willy Brant. Suivons le remarquable chancelier social-démocrate dans une conférence donné au schauspielhaus de Düsseldorf en 1972. Il soulignait délibérément que le théâtre a partie liée avec la politique. Et de ce fait il posait les fondements d'une compréhension réaliste de la vie culturelle. Au cœur de sa réflexion, la définition du théâtre comme le lieu où s'identifient dialectiquement le dialogue et le conflit : dialogue conflictuel, conflit dialogué. Le théâtre disait-il doit aider à élucider l'irrationalisme contemporain qui sourd d'un peu partout. Propos tout ce qu'il y a de plus contemporain, ceci dit au passage. Mais revenons à notre sujet ; le livre de Moncef Charfeddine est très touchant par sa simplicité, sa clarté, ne versant aucunement dans le compliqué ni l'abstrait. Il relate des faits, des anecdotes, des évènements, le tout forme une approche vivante de l'histoire politique et culturelle du pays durant à peu près tout le vingtième siècle. On y découvre un Bourguiba aussi surprenant que très attachant même si on se doutait bien de son amour connu de l'art dramatique. Nous y apprenons que c'est dans le sillage de son frère aîné Mohamed, un des fondateurs éminents du théâtre tunisien, que le jeune Habib s'était entiché du théâtre à telle enseigne qu'il lui arrivait de sécher certains cours de son lycée, alors qu'il était brillant élève, afin de ne pas manquer des répétitions avec notamment Habiba Msika d'autant plus qu'il l'admirait beaucoup pour sa beauté et dont le parrain n'était autre que Cheikh Mohamed. Mahmoud, le troisième de la fratrie et sévère tuteur de Habib quant il était encore enfant, était le fournisseur de Mohamed en traductions et autres adaptations de pièces théâtrales. Bref la famille Bourguiba paraissait vouée à l'art théâtral. Mais l'intérêt de ce livre est encore ailleurs. Il est dans ce jeu du théâtre et de l'existence qui ont jalonné le parcours et la vie de Habib Bourguiba, acteur de l'histoire et personnage de théâtre. Combien de fois devait-il subir la trahison, les coups bas et l'ignoble lâchage des ses plus proches, à commencer par ses propres frères M'hammed et Ahmed ainsi que de ses camarades de lutte, les Abdelaziz Thaalbi,Tahar Sfar,Bahri Guiga, dans un témoignage à charge contre lui, le rendant responsable du désordre et de la révolte contre le protectorat, et adressé au résident général le commandant de Guérin du Cayla, alors qu'il risquait la peine capitale assurée. Tout au long de sa vie militante Bourguiba ne s'était pas totalement coupé de sa passion pour l'art du théâtre. Il se chargea de la rubrique théâtrale de « L'Action Tunisienne » journal qu'il venait de fonder, nous étions en 1932, il écrivait dans le journal du 1ier novembre 1932 : « Le théâtre traverse depuis Quelques années, une véritable crise. La désaffection du grand public pour ce genre de spectacle est un fait qu'on peut regretter, (...) Est-ce là une simple crise de croissance, essentiellement éphémère, due en grande partie à des contingences purement locales, ou bien faut-il voir dans ce phénomène un signe des temps présents et, par conséquent, la condamnation irrémédiable du théâtre, lequel ne répondrait plus aux besoins des foules modernes ? » En tant que président de la jeune république tunisienne l'intérêt de Bourguiba s'est concrétisé en réalisation concrète à travers la création d'un ministère de la culture doté de toutes les prérogatives pour transformer le paysage culturel de la nation. Politique culturelle exceptionnelle transformée dans le tiers-monde. Mais le ministère avait-il réussi à tenir la gageure ? La réponse est une autre paire de manches. Cependant Bourguiba n'était pas resté inactif, il avait consacré un discours sur la question théâtrale « afin de bâtir le théâtre tunisien sur des bases solides », c'était le sept novembre 1962. Dans ce discours le Président Bourguiba ne paraissait nullement un amateur dilettante, mais un connaisseur très pointu de la chose théâtrale ; rien n'était laissé au hasard, de l'éthique à l'esthétique : « l'art dramatique (affirmait-il) est l'une des branches les plus importantes des activités culturelles, en même temps qu'un moyen d'éducation populaire des plus efficaces...le théâtre est d'abord l'école du peuple. On n'y cherche pas comme au café concert à se divertir à bon compte. » Malraux n'aurait pas dit autre chose. Et Bourguiba de poursuivre : «J'en ai mesuré tout l'intérêt en voyant les pays évolués lui consacrer des sommes et des efforts considérables pour en faire l'expression d'une civilisation ».Qui dit mieux ? Dans ce fameux discours le Président attirait tout spécialement l'attention sur la formation, l'éducation afin d'élever le niveau de savoir et de culture des comédiens et des metteurs en scène, sans omettre par ailleurs de penser au développement économique de la société afin d'assurer le minimum vital aux laissés pour compte, car celui qui a faim n'aura pas le loisir d'aller se divertir au spectacle théâtral. Une vérité qui demeure toujours à toute épreuve. Bourguiba n'omettait pas pour autant les devoirs du public face à la représentation et le comportement civique devant un spectacle théâtral. Un des plus grands apports de la politique culturelle bourguibienne se situait au niveau de l'éducation artistique à l'école appelant la nécessaire collaboration des ministères de l'éducation et de la culture autour des activités théâtrales parascolaires. On a observé, alors, les ministres de la culture et celui de l'éducation assister côte à côte aux représentations données à la fin de l'année scolaire par les élèves des lycées et des collèges. D'ailleurs presque tous les hommes de théâtre, d'un certain prestige, de ces vingt dernières années et même leurs aînés sont l'émanation de cette politique à l'acmé de l'ère bourguibienne. C'est le personnage de Bourguiba qui ne manque pas d'intriguer. Il s'agit bien d'une personnalité hors du commun, d'une rare intelligence, d'un vaste savoir, un charisme de grand tragédien. Tout dans sa présence rappelle le comédien. Sa vie était nourrie de conflits. Face au destin il faisait penser à un personnage d'une tragédie. Ses égarements, ses faiblesses, sa paranoïa mégalomaniaque et ses errements, ont eu raison de lui, lui qui avait , d'une certaine manière, marqué l'Histoire finissait par être chassé du pouvoir après avoir prétendu à la présidence à vie, un comportement qui rappelle une république bananière... . Quitter l'Histoire par la porte de derrière. Oui il s'agit bien d'un destin tragique. On apprend grâce au livre de Moncef Charfeddine que Bourguiba avait préparé son cercueil de son vivant à l'instar de Sarah Bernhardt...théâtre, théâtre...Je n'en dirais pas plus, allez vous mêmes vous informer auprès du livre de monsieur Charfeddine... Quelque part cela rappelle le roi Lear... Mais cela ne nous empêche pas de mesurer la décadence, pour ne pas dire la dégringolade à laquelle est arrivée la culture sous le règne de ben Ali. Cette décadence s'est aggravée après le soulèvement du 14 janvier 2011.Ce n'est nullement l'effet du hasard que nous soyons le pays le plus gros exportateur de...terroristes. Rien ne vient de rien, Shakespeare dixit. Je n'insisterais jamais assez sur le fait qu'aucun des ministres de la culture post 14janvier 2011 n'était à la hauteur de sa tâche, ni même conscient des enjeux qui doivent en principe guider, éclairer, préciser les choix d'une politique culturelle fondée. Je ne peux pas m'empêcher de me poser la question des critères qui président à la nomination d'un ministre de la culture. That is the question. Revenons au livre de Moncef Charfeddine : sa lecture est aisée et prenante, à part le pari pris diachronique, vous pouvez lire le français en feuilletant le livre de droite à gauche .Allez, bonne lecture ! M.K.