«Pendant que l'ennemi occupait Constantinople les byzantins discutaient du sexe des anges». C'est ce à quoi ressemblent les discussions menées ces derniers temps au siège du forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) et au siège du syndicat national des journalistes par la société civile nationale et internationale. Le résultat final est un fiasco. Et pourtant les organisations internationales qui ont participé au débat sont des organisations averties et avisées, puisque spécialisées dans la défense des droits de l'homme. Il en va de même des organisations nationales et des éminentes personnalités nationales et qui sont connues pour leur impartialité et leur indépendance de toute influence partisane. Quant à moi je persiste à croire que ce débat est vicié à l'origine. Il fallait en effet veiller à ce que la justice transitionnelle (J.T), axe principal de la réussite de toute transition démocratique après un régime dictatorial, soit éloignée le plus possible des considérations politiques en ne prenant en considération que les intérêts légitimes des victimes qui constituent la colonne vertébrale de toute J.T. Prendre position pour soutenir la poursuite du processus ( y compris évidemment le soutien de l'Instance Vérité Dignité(IVD) après avoir reconnu les violations graves des droits de l'homme et de la loi commises par cette dernière, revient tout simplement à rater un rendez-vous important avec l'histoire pour marquer le rôle de la société civile de contribuer objectivement et efficacement à la construction d'un Etat démocratique. Certes, des propositions sérieuses ont été émises dont la création d'un observatoire de la J.T. qui contrôlerait les travaux de l'IVD et la proposition de demander à l'IVD de procéder à la réintégration des membres démis de leur fonction. Mais il fallait faire cela après avoir discuté avec l'IVD et obtenu son accord écrit d'accepter les deux propositions et en particulier un accord écrit sur la mission exacte de l'observatoire. Il fallait aussi être plus diligent et plus prévoyant concernant une question aussi complexe que celle de la J.T. Et il fallait surtout auparavant se poser quelques questions déterminantes avant d'arriver à ce résultat. La première question consiste à se demander où était cette même société civile quand , au sein de la coordination nationale indépendante pour la justice transitionnelle (CNIJT) nous n'avions pas cessé de crier haut et fort, tout au début du déclenchement du processus de la J.T., que l'expérience tunisienne serait vouée à l'échec, si on ne remédiait pas aux violations de la constitution par quelques articles de la loi n°53-2013 régissant la J.T. d'une part , et , d'autre part et surtout , sur le choix des membres de l'IVD, basé sur des considérations politiques et non sur les conditions objectives posées par cette même loi. Sous prétexte que prendre une autre position reviendrait à tomber dans le camp des détracteurs du processus de la J.T, la société civile est tombée dans l'excès inverse, à savoir adopter deux poids et deux mesures suivant les circonstances. Ce qui lui fait perdre toute neutralité, toute indépendance et toute crédibilité. Je rappelle, à cet effet, que les recours devant le tribunal administratif introduits par la CNIJT, l'association EL KARAMA WRADD ELETIBAR et le groupe des 25 avocats, tout au début du déclenchement du processus de la J.T, pour obtenir l'annulation de trois décisions de la constituante et relatives à la mise en place du processus de la J.T, ces recours ont été mis en délibéré pour le 25 de ce mois et il y a de très fortes chance que le tribunal administratif réponde favorablement à ces recours. La Deuxième question consiste à se demander si une instance indépendante dont la mission est garantie par la constitution peut continuer son mandat et prendre des décisions en violation flagrante des droits de l'homme sans rendre compte à quiconque. Et à ce titre, l'IVD a commis au moins deux graves violations se mettant ainsi hors la loi. D'abord l'IVD s'est mise en situation illégitime en allant jusqu'à démettre Mme Lilia BOUGUIRA et Mr Mustapha BAÂZAOUI de leurs fonctions, perdant ainsi le quorum légal de dix sans mesurer les conséquences graves de cette décision, car il faillait à mon avis que les membres de l'IVD aient la sagesse de ne pas tomber dans ce piège et invoquer, par la suite, comme argument, que la faute revient à l'ARP qui s'est abstenue de remplacer les membres qui ont présenté leur démission. Il est à craindre à cet égard, que les auteurs de violations graves des droits de l'homme (Assassinats, viols, tortures ...) se contenteront de ce seul moyen de défense en soulevant l'illégitimité de la décision de l'IVD de transmettre leurs dossiers aux chambres spécialisées parce que émanant d'une instance dépourvue du quorum légal ; et ils leur importera peu à qui incombe la faute. Et ils pourront obtenir à mon avis gain de cause, ce qui produirait des conséquences graves et irrémédiables. La deuxième violation grave commise par les membres du bureau de l'IVD est d'avoir refusé d'exécuter des décisions de justice de réintégrer les membres démis de leurs fonctions. Comment peut-on comprendre alors qu'une instance créée pour présenter des recommandations destinées à faire face aux violations graves des droits de l'homme de 1955 à 2013 viole elle-même la loi ? Comment peut-en encore lui faire confiance d'autant plus que la J.T est une expérience limitée dans le temps et soit on réussit, même partiellement soit on échoue. En plus, déclarer que l'IVD dévoilera la vérité sur les violations relatives au dossier des youssefines uniquement sans faire allusion à aucune autre violation détournera la justice transitionnelle de son véritable et la transformera en un règlement de compte entre la présidente de l'IVD et le président de la république. C'est pourquoi j'affirme que le résultat auquel a abouti la société civile est un gâchis. Du côté des organisations internationales elles persistent à vouloir soutenir un processus qui a dérapé. Et pour les organisations et personnalités tunisiennes, je pense qu'ils gagneraient à se détacher de la prise de position des organisations internationales et qu'ils révisent leur position et il est encore temps et de toute façon mieux vaut tard que jamais. Pour ma part et pour être constructif, je pense que les propositions de créer un observatoire de la J.T et celle de convenir avec l'IVD de reprendre les membres démis de leur fonction sont deux propositions sérieuses et réalisables sous réserve qu'elles soient discutées et convenues par écrit avec les membres du bureau de l'IVD. J'ajoute que pour alléger son mandat et permettre aux membres du bureau de l'IVD de présenter des recommandations sérieuses, après acceptation de la prorogation du mandat de l'IVD, il faudrait que la question de la région victime et celle des martyrs et blessés de la révolution ne fassent plus partie de ce mandat. Ainsi l'IVD se consacrera uniquement aux violations graves des droits de l'homme relatives à l'assassinat, à la torture et viol... et celles relatives à la corruption et la dilapidation de l'argent public et des deniers de l'Etat ! Mais tout cela doit être débattu dans une conférence internationale que la CNIJT organisera avec le soutien des partenaires qui adoptent son point de vue et en présence de tous les intervenants dans le processus de la J.T à savoir le pouvoir, l'IVD, et les spécialistes et experts nationaux et internationaux , et ce pour faire le bilan de processus de la J.T depuis la promulgation de la loi la régissant jusqu'à nos jours : Quelles sont les réalisations ? Quelles sont les échecs ? Pour arriver enfin à ce qui doit se faire après la fin du mandat de l'IVD. Et dans ce cas je ne suis pas contre l'acceptation de la prorogation du mandat de l'IVD après le 31 Mai 2018 malgré le fait que je ne sois pas très optimiste à ce que peut faire l'IVD dans une courte période. Mais en tout état de cause il ne faudrait surtout pas que mes propositions soient détournées de leur véritable but. L'attitude prise par le président de la république Monsieur Béji CAID ESSEBSI, quelles qu'en soient les raisons, est critiquable et il faudra la critiquer de la manière la plus forte. Le Président de la république ne doit pas être au dessus de la loi d'autant plus qu'il est gardien de la constitution et doit œuvrer avant toute autre personne à faire respecter et garantir la J.T dans tous ses domaines et la période fixée pour leur réalisation. De son côté, l'ARP doit être vivement critiquée pour avoir manqué à ses obligations de pourvoir aux postes vacants des membres démissionnaires ou démis de leur fonction. Il y va de la crédibilité de la Tunisie et par conséquent de son avenir. Surtout en ce qui concerne les prédispositions de nos amis, Etats et organismes financiers et autres à nous aider si on ne montre pas que la J.T sera dorénavant éloignée de toute influence politique et que la Tunisie est entrain d'œuvrer sérieusement à la construction d'un Etat démocratique. Je tiens à préciser que ce point de vue n'engage que ma personne et ceux qui soutiennent la même position. ------------ Par Me Amor SAFRAOUI*