Vendredi dernier, le Club de la francophonie a eu une rencontre avec Abdelmajid Youssef autour de son roman « Les Nichons de ma mère », publié récemment aux Editions Moment en Grande Bretagne, en 2018. Rappelons que l'auteur du roman est né à né à Tébourba en 1954. C'est un écrivain tunisien arabophone et francophone, nouvelliste, romancier, poète et traducteur de poésie... Dans son actif, il a déjà une vingtaine d'ouvrages dans diverses disciplines. Il a participé à plusieurs anthologies par des traductions de poésie arabe parues en Europe et au Canada. Quoiqu'il maitrise plusieurs langues, le français reste pour lui un moyen d'expression de longue portée capable d'expérimenter et d'explorer des contrées psychologiques lointaines et de soulever des sujets verrouillés par la censure incrustée dans la langue paternelle. « Les Nichons de ma mère » est un roman autobiographique de 139 pages qui relate l'histoire d'un enfant tunisien dans les années soixante. Un récit rétrospectif basé sur des souvenirs personnels et des expériences vécues par le narrateur au sein de sa famille, de son milieu ou de son entourage, l'accent étant mis sur la vie individuelle du narrateur et de son point de vue vis-à-vis des autres personnages. D'où l'importance du « je », première personne du singulier dans le récit. Serait-ce là une confidence ou un moyen d'introspection ou l'occasion de dresser un bilan sur le passé et la personnalité du narrateur ? Disons que tout cela existe dans le roman d'Abdelmajid Youssef. Le roman est basé sur le mouvement: trois lieux, trois étapes. « Après avoir fait du grand chemin poudreux où le pied brûle et saigne, nous descendîmes avec notre maigre paquetage chez grand-père paternel... », c'est ainsi que débute l'histoire. Le narrateur, un enfant âgé d'une dizaine d'années, a entrepris un long voyage avec sa famille parce que son père, un délaissé du régime, était à la recherche d'un emploi quelconque pour subvenir aux besoins de sa famille. Parlant de ses parents, le narrateur écrit : « Notre convoi devait donc se mouvoir bien qu'il ne fût qu'un groupuscule de petits gens pauvres et vulnérables : un chômeur instruit qui ne trouvait quoi faire de son instruction et renvoyé de son emploi pour ses vocations yousséfistes. Une délicate épouse citadine qui sentait la propreté à quelques mètres et qui soutenait son époux jusqu'à l'échafaud... Enfin des rejetons dont l'aîné est un enfant précocement adulte avec des yeux scintillants, attentifs et interrogatoires. » Il est à noter que l'enfant (le narrateur) est un enfant précoce qui souffrait du complexe d'Œdipe, étant très attaché à sa mère : « ... Maman était toute à moi seul, de son amour, de sa douceur, de sa voix mélodieuse et de son parfum naturel de femme mystérieuse. J'attendais ce moment d'intimité intense le cœur barbotant. Je courais vers elle, enlaçais ses jambes, enfuyais mon visage dans son ventre et respirais profondément le parfum de l'avoine odorante, alors qu'elle me serrait contre elle. » Là, les enfants découvrirent le monde paysan et furent choqués par certains détails de la vie au quotidien; alors que d'autres les fascinaient. Etant très éveillé et rien ne lui échappait, le narrateur suivit jusqu'à "l'horizon" ses parents qui usaient du mensonge pour avoir un moment d'intimité : « Notre chalet de nécessité » se trouvait derrière un talus planté de cactus. Je suivais les fugitifs....ils s'arrêtaient pour causer tout bas ou se picorer mutuellement... » Le narrateur avait des idées perverses, latentes. Sa curiosité mettait tout le monde mal à l'aise : « Combien il est bizarre le monde des adultes! Une simple question suscite colère, stupeur, embarras, rigolade... ». Il voulait tout savoir et craignait la réaction des adultes. Il devint perplexe devant certains faits qu'il aimerait comprendre et il en souffrait. Les adultes l'ignoraient et parfois le repoussaient comme un rejeton parce qu'ils trouvaient ses questions embarrassantes et souvent ils se contentaient du silence comme réponse. Le narrateur qui se considérait comme un petit adulte "instruit" préférait bouquiner à côté de sa mère. Ceci ne plut guère à son grand-père paternel pour qui seul le livre sacré était digne d'intérêt « -Emm! Je dirai à Hechmi de t'interdire ces lectures profanes pour ne lire que le Saint Coran où tu apprendras tout. Dieu n'a-t-il pas dit: "Nous n'avons rien omis de mettre dans le livre"? ». Une fois la saison de moisson terminée, la famille débarqua au nord, chez le grand-père maternel du narrateur qui était plus ouvert. Là, le narrateur a appris plus de choses grâce à sa tante Amina plus qu'il n'a appris de son père depuis dix ans et à travers cela on constate une critique sous-jacente du système éducatif défaillant : « Amina m'ouvrait fenêtre après fenêtre sur la vraie vie et sur la réalité des choses...» Deux mois après, le père du narrateur Hechemi qui fut pourchassé de son emploi parce qu'il était youssefiste et qui fut par la suite harcelé de nouveau par les destouriens pour l'obliger à se plier à leurs exigences et défendre leurs visions politiques, économiques et sociales; put obtenir un travail dans la ferme de Monji. Enfin, la vie lui sourit. Il était bien respecté par les ouvriers et apprécié par son patron. L'auteur a pu à travers cette histoire illustrer un tableau réel de la société tunisienne dans les années soixante. Il a pris le chômage de Hechemi comme prétexte pour parler des rapports humains et dénoncer certains problèmes qui rongeaient la société à cette époque. Il a mélangé les registres de langue, un mélange bien réfléchi pour rapporter la réalité telle qu'elle: des mots blessants, outrageants, osés comme par exemple : « Tante Nejma, pourquoi le coq n'a pas de zizi ? » ou « Un sein de Tante Nejma surpasse les deux seins de maman réunis, un mollet de Tante Nejma surpasse une cuisse à maman – Et son cul, dit Farid – Son cul, c'est toute maman. » Parfois, il transcrit les mots arabes insultants pour garder le sens intact, comme « Magsouf er ragba » Bref, c'est un récit qui témoigne d'une grande maitrise de l'art de narration, sachant que le lecteur est pris, dès les premières lignes d'un envie de finir le roman, si bien que le texte est embelli de différentes citations de poètes français et arabes et illustrés de figures de style variés tel que la comparaison, la métaphore, la personnification, l'hyperbole... Le tout est séduisant.