En plus de ses aspects somatiques, le coronavirus a commencé à poser des problèmes sociaux et culturels d'une extrême gravité à l'échelle mondiale. Des voix se lèvent ici et là contre de nouvelles mesures, présentées comme faisant partie des protocoles de lutte contre la pandémie, mais qui sont basées sur un pistage systématique des personnes, ce qui constitue une violation grave de la vie privée. Une focalisation particulière est concentrée sur la « télé-localisation » des gens par le biais de leurs matériels électronique domestique ou individuel, tels les téléphones portables et autres récepteurs. Les organisations de la société civile, notamment celles rompues aux questions de droits humains, ont vite pris le devant en dénonçant énergiquement ces pratiques que les Etats ont mis en œuvre afin de museler la liberté de leurs citoyens. Certains centres technologiques américains commencent déjà à mettre en ligne une politique alternative qu'ils déclinent de deux façons : Des applications « spécial pandémie » que les personnes atteintes peuvent utiliser afin de maintenir le contact avec leur environnement, ne serait-ce qu'en tant qu'anonymes. D'autres applications se proposent d'informer les victimes de ce qui se fait de leurs données personnelles sur la toile, avec, bien entendu, le nom de l'agresseur. C'est en somme un problème social, culturel et éthique auquel l'humanité doit faire face, en particulier après l'éclipse du coronavirus. En plus primitif… En même temps, chez nous, en Tunisie, la journée de dimanche a été particulière à l'Assemblée des Représentants du Peuple. Environ 45 députés présentent un projet de loi portant amendement des articles 245 et 247 du Code pénal, dans la perspective de la criminalisation de ce qui est appelé « diffamation » à l'encontre des personnes et de leur réputation sur les réseaux sociaux. Les signataires dudit projet entendaient accélérer le processus d'adoption de ce texte qui, de toute évidence, représente le plus violent tour de vis fait à la liberté d'expression depuis 2011. La note explicative jointe au projet s'articule en trois points : 1) Souci de moralisation de la vie politique et sociale. Dans le but de mettre un terme aux diffamations qui portent préjudice à la réputation des personnes, et, (fortuitement NDLR) à leurs dimensions symboliques dans la société ! 2) Les crimes électroniques menacent la transition démocratique dans le pays. Il faudrait agir à l'instar de la France et de l'Allemagne, lesquelles ont pris des mesures de rétorsion contre ces pratiques. 3) Le projet est à mettre en rapport avec les prochaines échéances électorales de 2021. A ce titre il a été demandé d'en accélérer l'adoption. Dès l'ébruitement de ces éléments, le Facebook tunisien a littéralement éclaté, en une levée de boucliers générale. Et la note et les amendements ont fait l'objet d'un rejet unanime des internautes, raillant au passage la faiblesse de la rédaction et l'indigence du contenu de cette malheureuse initiative, que le député Mabrouk Korchid a pris sur son compte. Jamais le Facebook tunisien n'a connu un tel déchainement de critiques et d'insultes dirigées ouvertement contre ces textes et leurs signataires. Dans la matinée d'hier, Mabrouk Korchid publie un post où il annonce « surseoir » à son projet, en attendant la fin du coronavirus. Entretemps, des signataires se sont empressés de retirer leurs signatures, une façon de dénoncer la manœuvre toute entière. L'Ordre des Avocats sur le qui-vive En cinq points, le communiqué du Conseil de l'Ordre des Avocats a battu en brèches le projet d'amendement présenté sans la moindre concertation des organisations compétentes. 1) Le rejet net de ce projet et de cette procédure dangereuse que l'Ordre des Avocats considère comme étant une tentative inacceptable d'atteinte aux libertés publiques dans le pays. 2) Le Conseil de l'Ordre fait part de son étonnement quant à l'action menée afin de faire passer des lois coercitives et répressives contre la liberté d'expression, en tentant de mettre à profit la crise que le monde traverse, laquelle ne peut servir de justification ni d'alibi à l'atteinte aux libertés du peuple, et à la monopolisation de l'opinion. 3) Appelle l'ARP à refuser de voter ce projet, à faire face aux tentatives de retour au carré de la confiscation de la liberté d'expression, à examiner les projets de loi urgents, lesquelles portent sur l'endiguement des retombées de la crise actuelle, dont le projet de suspension des échéances et des procédures, et la caducité ou prescription des droits. 4) Exhorte toutes les organisations professionnelles et sociales, ainsi que la société civile, à œuvrer en vue de sauvegarder les droits acquis, et à défendre les libertés. 5) Appelle la communauté du peuple tunisien à faire attention à ces projets dangereux, de par leur contenu et le timing de leur présentation. Ce qui reste de cette mésaventure juridique de Korchid et de ses compagnons, c'est d'avoir lié explicitement le projet à un « moment » précis : les élections. En arabe, on dit souvent que l'excuse peut être plus grave que le forfait lui-même. Une loi sur mesure, en prévention d'élections à tenir dans deux ans, celles des conseils régionaux, au moment même où les voix se lèvent de plus en plus régulièrement pour dénoncer les innombrables dérives d'une ARP qui semble désormais prendre l'électeur et ses libertés comme cible. Ce projet est malheureusement venu étayer l'argumentation des détracteurs d'une ARP qui ressemble plus à une arène qu'à une instance législative. Le communiqué de l'Ordre des avocats en dit long sur la rupture qui va s'élargissant entre le pouvoir législatif et l'opinion publique. A cet égard, les Avocats ont du pain sur la planche. Il y va de l'avenir de la liberté dans le pays. Et pas moins !