Un bureau d'études privé a réalisé, fin 2004, un sondage d'opinion auprès d'un échantillon représentatif de la jeunesse tunisienne en zone urbaine. En réponse à la question : "Quels sont vos trois idoles ?", ces chères têtes brunes ont classé Oussama Ben Laden au premier rang et, au second, Nancy Ajram. Cette étrange "proximité", dans l'esprit de nos jeunes, entre le chef du réseau terroriste Al-Qaïda, grand puritain devant l'Eternel, et la star libanaise délurée, sexe symbole s'il en est, n'a rien d'étonnant en soi. Elle trahit cependant une absence de repères chez ces jeunes, qui demeurent tiraillés entre une tentation de repli identitaire et un lancinant désir d'ouverture. Cette crise des valeurs, que nous avons du mal à reconnaître et encore moins à comprendre, est le résultat des évolutions, souvent heurtées, contradictoires et mal assumées, qu'a connues notre société depuis l'indépendance. Entre un désir d'Occident que trahissent tous nos comportements de consommation et une relation ambiguë à ce même Occident, faite d'attirance et de répulsion, de désir et de peur, d'amour et de haine, la ligne de démarcation dégénère souvent en ruptures brutales et rejets épidermiques. Ruptures et rejets qui ont été illustrés, une nouvelle fois, par les récents événements au sud de la capitale. Les jeunes islamistes jihadistes qui ont voulu s'attaquer à quelques symboles de la présence occidentale dans notre pays (ambassades, night-clubs ou hyper-marchés) auraient bien pu être, dans d'autres circonstances, des candidats à l'émigration... en Europe. La question aujourd'hui est de savoir comment ces jeunes gens sans histoire ont-ils pu virer de bord et évoluer vers des positions extrémistes ? Comment ont-ils pu troquer la sulfureuse Nancy Ajram pour le ténébreux Oussama Ben Laden, l'une et l'autre représentant, à nos yeux, les pires modèles que l'on puisse proposer à nos jeunes, mais que la mondialisation de l'information, dans son versant arabe, leur sert désormais du matin au soir via des médias aux moeurs douteuses ? Il suffit d'ailleurs d'analyser le contenu de ces médias dits populaires (chaînes de télévision satellitaires et journaux tabloïds aux tirages illimitées et à l'influence ravageuse) pour constater la place centrale qui y est accordée à ces deux contre-modèles absolus: les Haïfa Wahbi, Nancy Ajram et autres Mélissa d'un côté, et, de l'autre, Saddam Hussein, Oussama Ben Laden, Aymen Zawahri, Abou Mossab Zarkaoui, Moqtada Sadr et autres Hassan Nasrallah, tous des "têtes brûlées" qu'unit un même opposition viscérale à l'Occident. N'est-ce pas là le signe d'un grand "malaise dans la civilisation"... arabe, pour emprunter le titre d'un célèbre ouvrage de Freud ? Eros et Thanatos unis, non pour le meilleur mais pour le pire... Le jour où des extrémistes comme ceux déjà cités, et bien d'autres qui hantent encore les manchettes de nos tabloïds, se seront plus vénérés comme d'hypothétiques sauveurs... Le jour où l'on pourra critiquer la politique de George W. Bush en Irak sans tresser des lauriers posthumes à un despote avéré comme Sadam Hussein... Le jour où l'on considèrera le cheikh Hassan Nasrallah non pas seulement comme un grand résistant à Israël, mais aussi comme un fondamentaliste religieux, chiite fanatique, diviseur de la nation libanaise... Le jour où l'on intéressera moins nos jeunes aux fatwas tonnantes de Qaradhaoui and Co. qu'aux romans de Elyas Khoury et aux poèmes de Mahmoud Darwich... Le jour où nos jeunes rêverons moins de martyre, de paradis et de houris que de succès scientifiques et de conquêtes de l'esprit... Ce jour là, peut-être, serions-nous enfin mûrs pour livrer les vraies batailles qui nous attendent : contre la misère, l'ignorance et le sous-développement, qui sont encore, malheureusement, le lot quotidien de nos peuples.